Entre marteau et enclume

Entre marteau et enclume

mai 20, 2005

20 mai 2005

Enquête de l'Ombudsman sur des parents forcés de laisser leurs enfants atteints d’un handicap grave à la garde des Sociétés d’aide à l’enfance pour obtenir les soins nécessaires.

Enquête de l'Ombudsman sur des parents forcés de laisser leurs enfants atteints d’un handicap grave à la garde des Sociétés d’aide à l’enfance pour obtenir les soins nécessaires

« Entre marteau et enclume »

André Marin
Ombudsman de l'Ontario

mai 2005

 

Contributeur(trice)s

Enquêteuses

  • Barbara Worthington
  • Mary Jane Fenton
  • Elizabeth Weston
  • Robin Bosworth
  • Anne Hart
  • Kathy Penfold

Avocates principales

  • Laura Pettigrew
  • Wendy Ray

Conseiller spécial de l'Ombudsman

  • Gareth Jones

Table des matières



 

Entre marteau et enclume

1  L’histoire de Jennifer Bray n’est pas unique. Son fils de 11 ans, Wesley, a été confié à une Société d’aide à l’enfance, et les droits de garde qu’avait Jennifer Bray ont été légalement suspendus. Si elle veut aller voir Wesley, elle doit le signaler à la Société d’aide à l’enfance. Elle a dû remettre la carte Santé de Wesley à cette Société. Techniquement parlant, elle a perdu le droit de prendre légalement des décisions au nom de Wesley. Pourtant, Jennifer Bray n’est pas une mère négligente, ou incapable. C’est une mère aimante, et capable. Le destin lui a donné un fils au comportement ingérable en raison de son grave retard de développement. En retour, nous en Ontario, nous lui avons fait un sort presque aussi cruel. Nous lui avons donné le choix soit d’abandonner Wesley, soit de se passer de l’aide dont il a besoin. Nous la forçons à renoncer à ses droits parentaux, alors qu’elle ne l’empêche pas de recevoir les soins dont il a besoin. Si nous agissons ainsi, c’est tout simplement pour des raisons de bureaucratie, des questions de forme, et de l’intransigeance.

2  L’histoire de Jennifer Bray n’est pas unique. En effet, des dizaines de familles sont confrontées à ce sacrifice désespéré, ou ont déjà dû le faire. Beaucoup se sont retrouvées dans les bureaux d’une cour de la famille, suite à une motion d’une Société d’aide à l’enfance. Certaines ont été contraintes de déclarer qu’elles n’étaient « pas en mesure de fournir des soins adéquats à leurs enfants », ou vivre avec les stigmates d’un prononcé judiciaire déclarant que leurs enfants avaient « besoin de protection ».

3  Ceci ne devrait tout simplement pas arriver. Comme la ministre des Services à l’enfance et à la jeunesse l’a déclaré récemment à l’Assemblée législative « à notre époque, aucune famille dans cette province ne devrait avoir à envisager de donner ses enfants pour obtenir l’aide » nécessaire. Cette déclaration est encourageante, mais la même chose a été dite quand l’intervenante en faveur des enfants, Judy Finlay, a présenté un rapport non public sur la question au gouvernement de l’Ontario, en juin 2000. La même chose a été dite en 2001, quand l’ancien ombudsman Clare Lewis, c.r., a ouvert une enquête sur le problème. En fait, les chefs de gouvernement [successifs] ont redit qu’aucun parent ne devrait être forcé de renoncer à la garde d’un enfant pour obtenir une aide spécialisée, et pourtant c’est ce qui continue de se passer, année après année. Pourquoi? Parce que les gouvernements ont préféré étudier la question à mort plutôt que de la résoudre. Ce principe sacro-saint, maintes fois répété, est victime d’une prévarication gouvernementale aiguë. À moins d’agir au plus vite, ceci se reproduira non seulement « à notre époque », mais dans les jours et les années à venir. Il est temps de passer immédiatement à l’action. À mon avis, le gouvernement de cette province - qui est la plus riche au Canada - devrait même être prêt à prendre des mesures radicales pour que les parents ne soient pas forcés à le faire. Mais en fait, la province n’a pas besoin de prendre de mesures radicales. Pour les enfants ayant des besoins particuliers qui sont à la garde de Sociétés d’aide à l’enfance, il suffit de faire passer d’un budget à un autre des fonds déjà dépensés par le gouvernement. Pour les enfants ayant des besoins particuliers qui attendent des placements en établissement encore non financés, il suffit que le gouvernement accepte d’assumer des responsabilités financières égales à celles que tout parent pourrait lui imposer rien qu’en déclarant qu’il abandonne son enfant. Il n’y a pas de risque de provoquer une avalanche de demandes. Il y a tout simplement une profonde obligation morale de bien agir. À cause de leur infrastructure et de leur bureaucratie, les services à l’enfance en Ontario ont manqué à leur devoir envers les parents d’enfants gravement handicapés, et les ont laissés entre marteau et enclume.

 

Aperçu

4  Le 25 avril 2005, j’ai annoncé ma première grande enquête en tant qu’ombudsman. Cette enquête, déclenchée à l’origine par six plaintes, devait déterminer si les parents d’enfants atteints d’un handicap grave sont forcés de les laisser à la garde de Sociétés d’aide à l’enfance pour obtenir les soins nécessaires. Si cette enquête confirmait que oui, mon devoir me dicterait alors de chercher une solution. J’ai donc confié cette enquête à l’équipe d’intervention spéciale de l’ombudsman (EISO) nouvellement créée. Cette équipe, composée de sept membres du personnel, dont des enquêteuses et les avocates principales, auxquelles se sont jointes par la suite deux enquêteuses supplémentaires, a mené enquête.

5  Lorsque j’ai annoncé cette enquête, j’ai lancé un appel au public lui demandant de nous faire connaître tout renseignement susceptible de nous aider. La réponse a été d’une ampleur surprenante. Mon bureau a reçu des appels, des lettres, des courriels d’une foule de parents et de professionnels qui ont vécu personnellement cette situation. Des organismes ont également communiqué avec nous. Parmi les gens qui ont pris contact avec nous, il y avait environ 90 familles, dont chacune avait au moins un enfant aux besoins particuliers. Beaucoup avaient donné leur enfant à une Société d’aide à l’enfance ou envisageaient de le faire. Nous avons interviewé officiellement plusieurs d’entre elles, ainsi que les six plaignants initiaux. L’aide de toutes les personnes qui ont pris contact avec nous a été précieuse.

6  Les enquêteuses de l’EISO ont interviewé des hauts représentants du ministère des Services à l’enfance et à la jeunesse, dont les deux sous-ministres adjointes directement responsables de l’aide aux enfants ayant des besoins particuliers. Un directeur régional, un analyste principal de la politique, un directeur juridique et une avocate-conseil les ont accompagnés aux entrevues. Nous avons aussi parlé à des représentants des neuf bureaux régionaux du Ministère.

7  Les enquêteuses de l’EISO ont communiqué avec 53 Sociétés d’aide à l’enfance, ainsi qu’avec 29 des 55 organismes de résolution de cas en Ontario. Nous avons également parlé à des groupes communautaires, à des organismes de défense, à des fournisseurs de services en établissement et à d’autres personnes ayant un intérêt direct pour les questions soumises à enquête. Nous avons notamment parlé à Madame Gloria Mogridge, dont le fils Randy Mogridge est décédé tragiquement à l’automne 2004, après avoir fait une fuite d’un établissement de soins. Madame Mogridge a lutté pendant des années afin d’obtenir des ressources pour les familles avec des enfants aux besoins particuliers. Nous avons interviewé l’intervenante en chef du Bureau d’assistance à l’enfance et à la famille, ainsi que des membres de son personnel.

8  L’équipe a étudié plus de 1000 pages de documents et de transcriptions d’entrevues. Nous avons demandé au Ministère de nous remettre des documents, dont des notes préparées pour la Ministre.

9  Toutes les entrevues officielles ont été enregistrées.

10  Les représentants du Ministère ont fait preuve d’une coopération exemplaire.

11  L’enquête que nous avons menée prouve de manière accablante que, dans cette province, les parents d’enfants atteints d’un handicap grave sont confrontés à un dilemme et doivent choisir entre conserver leurs droits de garde ou y renoncer pour réussir à placer leur enfant en établissement. Malheureusement, dans notre système provincial, on ne considère pas que les enfants gravement handicapés ont droit à un placement en établissement – à moins d’être confiés à la garde de l’État. Les parents n’ont donc pas d’autre choix que de se tourner vers les Sociétés d’aide à l’enfance, alors que celles-ci sont censées s’occuper d’enfants qui ont besoin de protection. Ceci a pour effet de distraire les Sociétés d’aide à l’enfance de leur tâche essentielle, qui est de protéger les enfants de cette province. Et ceci force les mères et les pères d’enfants aux besoins particuliers de déclarer, à tort, qu’ils ont abandonné leurs enfants. C’est un processus douloureux, à briser le coeur.

12  Les expériences vécues par sept plaignants racontent la situation de manière beaucoup plus poignante que n’importe quelles grandes conclusions ou simples statistiques. Mais avant de partager ces expériences avec vous, arrêtons-nous aux lois et aux pratiques utilisées.

 

Pratiques et dispositions

13  Le financement requis pour fournir des services adéquats aux enfants ayant des besoins particuliers s’avère problématique depuis longtemps. Apparemment, les plaintes ont lieu depuis plus de dix ans.

14  Le déclencheur immédiat de la « crise » actuelle a été un changement apporté aux méthodes de financement en 1999. Jusqu’alors, on recourait à des « ententes relatives à des besoins particuliers » en vertu de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille pour placer en établissement les enfants dont on ne pouvait pas s’occuper à domicile en raison de leur handicap. Ces ententes étaient conclues volontairement entre les parents et les Sociétés d’aide à l’enfance. Elles permettaient aux Sociétés d’aide à l’enfance d’assumer la responsabilité des soins aux enfants, et de fournir les fonds publics nécessaires, sans obligatoirement exiger que les parents renoncent à la « garde » de leurs enfants. Les parents pouvaient conserver bien des droits, y compris celui de modifier l’entente ou d’y mettre fin, et ils pouvaient obtenir de l’aide pour leurs enfants sans avoir à déclarer que ceux-ci avaient « besoin de protection ». L’intervenante en chef du Bureau d’assistance à l’enfance et à la famille (« l’intervenante en faveur des enfants ») a dit de ces « ententes relatives à des besoins particuliers » qu’elles constituaient la méthode la moins importune d’assurer des services, étant une méthode qui permettait de préserver l’intégrité des familles. Des hauts représentants du Ministère ont fait savoir à mon bureau que les ententes relatives à des besoins particuliers agissaient comme des « valves de sécurité pour les familles au bord de l’abîme ».

15  Les ententes relatives aux besoins particuliers n’ont pas été abolies. Elles restent possibles en vertu de l’article 30 de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille. Mais le gouvernement a cessé de fournir des fonds aux Sociétés d’aide à l’enfance pour ces ententes et leur a enjoint aux d’utiliser leurs ressources pour les questions de protection de l’enfance.

16  L’enquête menée en 2001 par l’ancien ombudsman de l’Ontario a conclu qu’un des facteurs du problème était le manque d’établissements pour les enfants aux besoins particuliers. Quand le gouvernement a décidé de ne plus financer les ententes relatives à des besoins particuliers par le biais des Sociétés d’aide à l’enfance, il ne disposait pas des données nécessaires pour déterminer le niveau de services en établissement requis pour les enfants ayant des besoins particuliers, et il ne s’était donné aucun échéancier pour considérer la question. Dans certaines régions, le nombre des établissements est insuffisant pour faire face à la demande. Par conséquent, beaucoup d’enfants sont placés sur des listes d’attente. Même quand il existe des places en établissement, il y a des listes d’attente pour obtenir le financement nécessaire à l’utilisation de ces places.

17  Quand le moratoire sur le financement des ententes relatives à des besoins particuliers a été imposé, l’intervenante en faveur des enfants a vu qu’il ouvrirait une faille importante dans le système, dans laquelle des familles allaient tomber. Dans ses rapports intitulés Special Needs Agreements: Guardianship or Critical Services: Parents Dilemma (juin 2000 et janvier 2001), elle a exprimé ses inquiétudes quant à ce changement. Ses observations se sont révélées prophétiques.

18  Utiliser à mauvais escient le système de bien-être de l’enfance est devenu le moyen abject auquel ces familles doivent recourir pour obtenir un secours financier. Le gouvernement de l’Ontario n’est pas légalement obligé de placer en établissement les enfants aux besoins particuliers – sauf s’il en a la garde. Une fois qu’il en a la garde, il a légalement le devoir de financer leur placement en établissement, conformément à la Loi sur les services à l’enfance et à la famille. Comme le dit l’intervenante en faveur des enfants, le moratoire sur les ententes relatives aux besoins particuliers a eu pour conséquence que les parents qui ont besoin de placer leurs enfants en établissement sont contraints de « fabriquer » des raisons de protection. Les parents peuvent obtenir une aide à court terme, en déclarant qu’ils ne sont pas en mesure de fournir les soins nécessaires à leur enfant puis en signant une entente relative à des soins temporaires avec une Société d’aide à l’enfance.

19  Le problème immédiat qui découle de cette « solution » est que les parents doivent compromettre la garde de leur enfant et leurs droits parentaux par de telles ententes, puis vivre l’infamie de voir leur enfant confié au système de bien-être de l’enfance. Et le pire reste à venir. En effet, ces ententes sont censées être temporaires, alors que dans la plupart des cas extrêmes les enfants requièrent un placement permanent. La solution à long terme est réellement désespérée. L’enfant aux besoins particuliers doit devenir « pupille », soit pupille de la société, soit même pupille permanent de la Couronne. Dans chacun des cas, les parents perdent leurs droits de garde. De plus, une audience à la cour, avec tous ses coûts et ses formalités, est nécessaire pour obtenir les ordonnances requises, qui doivent être publiquement fondées sur la conclusion que « l’enfant a besoin de protection » et que « l’intervention de la cour est nécessaire pour protéger l’enfant à l’avenir ».

20  Comme ces enfants n’ont pas besoin de protection pour cause de soins inadéquats, les parents doivent invoquer l’application de l’alinéa 37(2)i). Cet alinéa stipule que « l’enfant a été abandonné… [si] l’enfant est placé dans un établissement [et si] … le père ou la mère refuse d’en assumer à nouveau la garde et de lui fournir des soins, n’est pas en mesure de le faire ou n’y consent pas ». Pour obtenir les soins en établissement nécessaires à leur enfant, les parents doivent littéralement déclarer qu’ils le délaissent. Le « Modèle d’évaluation des risques » élaboré par le Ministère et utilisé par les Sociétés d’aide à l’enfance note que :

21  Un enfant déserté / abandonné est une forme de négligence parentale.


22  Et voila. Un parent aucunement négligent est forcé de comparaître devant une cour et de déclarer qu’il se montre négligent, pour obtenir le placement en établissement requis par son enfant. C’est une ignominie que seuls les parents riches, ou les parents assez chanceux pour trouver un placement financé par les deniers publics, peuvent éviter. Comble de l’ironie : quand les parents font cette fausse « admission », la province est obligée de trouver un placement en établissement à leur enfant, puis de le financer.

 

Le visage humain de la situation

23  C’est une chose de décrire la situation de manière abstraite. Et c’en est une autre de rencontrer celles et ceux qui vivent ce dilemme cruel. Avant le 25 avril 2005, j’avais reçu des plaintes de six parents qui faisaient la chronique de terribles difficultés et d’un profond désespoir. Ces parents avaient choisi de laisser leurs enfants à la garde d’une Société d’aide à l’enfance, ou se débattaient face au choix de conserver leurs droits de garde ou d’obtenir les soins requis par leurs enfants. Le Ministère avait été officiellement avisé de l’existence de quatre de ces cas à compter d’octobre 2004. Depuis, d’autres plaintes à propos de ce problème nous sont parvenues, et continuent de parvenir à mon bureau. Une sélection de ces cas montre comment les politiques actuelles jouent sur la vie de ces gens, déjà accablés par un fardeau impossible à imaginer pour la plupart de nous. Ces gens ne sont pas des parents négligents. Ce ne sont pas des gens qui essaient « d’abuser » du système et d’en retirer plus qu’ils ne le méritent. Le dévouement de ces gens, et les efforts souvent héroïques qu’ils font pour leurs enfants atteints d’un handicap grave, m’ont grandement impressionné. Les réalités du système actuel ressortent clairement quand on entend ces histoires.

 

Wesley, Windsor, Ontario

24  Jennifer Bray, que j’ai présentée au tout début de ce rapport, est une mère célibataire avec deux enfants. Son fils cadet, Wesley Gray, qui a 11 ans, a été diagnostiqué comme atteint d’un délai de développement grave et a maintenant le niveau d’un enfant de 18 à 24 mois. Il souffre également de coulement chronique de la bave, de pica (tendance à mettre dans la bouche des substances étrangères à l’alimentation), d’apraxie (trouble du langage), de problèmes de selles, de comportement agressif, de grattage rectal et de barbouillage avec les excréments. Il a besoin d’une surveillance et de soins constants pour subvenir à ses besoins quotidiens. En grandissant, Wesley a eu un comportement de plus en plus ingérable, à la maison comme à l’école, et il a été référé à un programme de traitement à court terme dans un établissement de la province, le Child and Parent Resource Institute à London.

25  En juin 2004, une réunion a eu lieu pour discuter le cas de Wesley et pour considérer ses options à long terme. Le Child and Parent Resource Institute a indiqué que Wesley continuait d’avoir besoin de soins individualisés et qu’il gardait des comportements inappropriés et agressifs, notamment qu’il barbouillait avec ses excréments, donnait des claques et des coups de pied, empoignait, jetait des choses sur le personnel, tirait les cheveux et mordait. Madame Bray aurait préféré garder Wesley à domicile, avec une aide 24 heures sur 24, mais le financement qu’elle avait avant de placer Wesley ne suffisait pas à subvenir à ses besoins. Obtenir une assistance exigeait une lutte continuelle. Ainsi, elle avait dû faire appel à trois reprises pour obtenir à peine 10 heures d’assistance par semaine, dans le cadre des Services particuliers à domicile et de l’Aide à l’égard des enfants qui ont un handicap grave. À l’été 2003, elle a commencé à bénéficier d’un financement complémentaire qui lui a permis d’engager un travailleur trois jours par semaine, mais ce financement a pris fin en avril 2004. Madame Bray a alors commencé à subir les effets de ses efforts pour essayer de faire face. Elle a été diagnostiquée du syndrome du stress post-traumatique, de fybromyosite et d’accès d’anxiété.

26  Le Ministère a encouragé Madame Bray à travailler avec Help Link (un organisme non gouvernemental de résolution des cas, dans sa communauté) pour tirer au maximum parti des services communautaires disponibles et pour faire un plan qui lui permette d’obtenir une assistance dans le cadre des programmes financés par le Ministère. Malgré tout, Madame Bray n’est pas parvenue à obtenir le financement nécessaire pour garder Wesley à domicile, vu l’intensité des soins requis par lui. Wesley a donc été placé au Child and Parent Resource Institute, au départ pour trois mois, mais il y est resté toute une année. Durant cette période, Madame Bray a travaillé trois jours par semaine et a passé deux jours par semaine à London auprès de son fils. Quand le placement de Wesley a pris fin, Madame Bray n’a pas été en mesure de reprendre son fils à la maison. À cette époque, elle avait droit à moins de 10 heures de relève par semaine.

27  Quand Madame Bray a communiqué avec le bureau de l’ombudsman, elle se trouvait confrontée à un choix difficile. À moins de trouver une autre source de financement pour placer Wesley dans un foyer de groupe, elle serait forcée de signer une entente relative à des soins temporaires avec la Société d’aide à l’enfance de Windsor-Essex. Cette Société d’aide à l’enfance reconnaissait qu’il n’était pas question de « protection » dans ce cas. En juin 2004, elle en a informé le Ministère en ces mots :

Il n’existe aucune question de protection dans ce cas pour justifier le retrait de cet enfant à sa famille. La demande de placement résulte directement des besoins particuliers intensifs de cet enfant et du manque de services et de placements pour lui.


28  La Société a demandé au Ministère s’il s’engagerait à fournir un financement pour Wesley. Le Ministère n’ayant pas répondu, la Société a écrit de nouveau en juillet, indiquant une fois de plus qu’il n’était pas question de protection, mais disant que Madame Bray :

sera forcée « d’abandonner » son enfant si la communauté ne peut pas lui venir en aide. La SAEWE devra assumer la tutelle de Wesley, à un coût élevé pour cette organisation et au détriment d’autres programmes.


29  Le Ministère a répondu qu’aucuns fonds ne seraient accordés en dehors des paramètres de financement du bien-être de l’enfance.

30  Finalement, Madame Bray n’a pas eu d’autre option que de conclure une entente relative à des soins temporaires avec la Société d’aide à l’enfance, le 10 février 2005, pour une période allant du 15 février 2005 au 15 mai 2005. Wesley a donc pu obtenir le placement en établissement dont il avait désespérément besoin. Mais Jennifer Bray se demande pourquoi elle a dû renoncer à ses droits parentaux pour assurer les soins requis à son fils. Elle dit que « la situation est comme une impasse ».

31  Bien sûr, l’entente relative à des soins temporaires n’est qu’une solution provisoire. Si aucune autre option n’est trouvée, Wesley deviendra par la suite pupille de la société, et finalement pupille de la Couronne. Quand Madame Bray envisage la possibilité de perdre définitivement la garde de son fils, elle se montre combative. « Il n’est pas question que je perde mon fils et que le système me le prenne pour des raisons injustes. Ça ne se passera pas comme ça. » Déjà, Madame Bray a dû vivre l’humiliation de dépendre d’une Société d’aide à l’enfance – de devoir aviser un organisme gouvernemental avant d’aller voir son fils, de devoir laisser la carte Santé de son fils à cet organisme alors qu’elle va à toutes les visites médicales avec lui. Elle sent qu’elle a déjà commencé à perdre ses droits de parent, et à moins d’une intervention, ce sentiment sera justifié. Elle suit actuellement une thérapie pour pouvoir faire face aux ravages que cet échec du système lui a causés en tant que parent.

 

Jesse, London, Ontario

32  Le fils de Cynthia Cameron, Jesse, âgé de 14 ans, a été diagnostiqué d’hyperactivité avec défaut de l’attention, d’une forme de Dandy-Walker (un traumatisme crânien), d’autisme et de trouble de développement profond ainsi que d’épilepsie. Il se cogne la tête, donne des coups de tête, crache, agresse les autres, détruit les choses. Il a deux frères et soeurs : une jumelle, et un petit frère de six ans. Depuis 14 ans, les parents de Jesse luttent pour faire face au handicap de leur fils. Cynthia Cameron dit : « Nous pleurons un fils que nous n’avons jamais eu… toutes ces années, l’expérience nous a brisé le coeur, nous a déchiré le coeur. »

33  En mai 2002, une réunion convoquée par le Community Services Coordination Network (organisme non gouvernemental de résolution des cas) a recommandé que le nom de Jesse soit placé sur la liste d’attente pour un placement à long terme en établissement. En septembre 2002, le Community Services Coordination Network a informé Madame Cameron que Jesse était en première place de la liste d’attente, et serait le prochain enfant servi. Deux ans plus tard, Madame Cameron a été avisée que Jesse était toujours en tête de la liste d’attente pour un placement en établissement.

34  Jesse mesure un peu plus de 1,80 mètre et pèse plus de 80 kilos. À mesure qu’il a grandi, son agression est devenue de plus en plus imprévisible, fréquente et intense. En juin 2004, Jesse est entré au Child and Parent Resource Institute à London en urgence pour un réexamen de sa médication. En juillet 2004, lors d’une consultation régulière, un pédiatre du développement a suggéré à Madame Cameron et à son mari d’envisager de placer Jesse en établissement « sans trop tarder ». Il est absolument impossible à la famille de tenter de financer un placement personnellement. À titre indicatif, le coût annuel du placement actuel de Jesse est de 82 855 $.

35  Madame Cameron a communiqué avec son travailleur de soutien familial à Community Living, à London, qui a reconnu qu’il fallait placer Jesse hors domicile car son comportement devenait de plus en plus difficile à gérer sans mettre la famille en danger. Jesse menaçait les membres de sa famille, et il était devenu physiquement et verbalement très agressif. Mais il n’y avait pas de place de libre pour Jesse. Finalement, le travailleur de soutien familial a aidé la famille à communiquer avec la Société d’aide à l’enfance locale. Cette Société d’aide à l’enfance a trouvé un foyer de groupe à Barrie, à 300 km du domicile de Jesse, et la famille a eu 24 heures pour décider si elle acceptait cette option. Madame Cameron et son mari ont décidé à contrecoeur de conclure une entente relative à des soins temporaires, en août 2004, pour que Jesse puisse bénéficier de l’aide spécialisée, des ressources et du personnel de ce foyer. L’entente relative à des soins temporaires a été prorogée avec consentement, du 17 février 2005 au 17 août 2005.

36  Faire le long voyage aller-retour toutes les deux semaines pour aller voir Jesse au foyer de groupe a été très dur pour la famille, sur le plan financier comme sur le plan émotionnel. Cynthia Cameron explique que son fils leur devient étranger. Elle voudrait désespérément l’avoir plus près de chez elle. Mais elle dit que, bien que l’infrastructure existe dans sa région pour le placer en établissement par l’entremise de Community Living à London, le financement fait défaut. Les efforts soutenus de Madame Cameron pour obtenir un financement auprès du Ministère, afin de financer un placement en établissement dans la région de London, sont restés sans succès.

37  Madame Cameron n’a rien souhaité de tout cela. Elle a tenté de convaincre la ministre des Services à l’enfance et à la jeunesse de conclure une entente relative à des soins particuliers, conformément à la Loi sur les services à l’enfance et à la famille. Elle a écrit deux lettres demandant une entente. Elle a finalement reçu une réponse datée du 24 mars 2005, de Peter Steckenreiter, directeur régional de la région sud-ouest du Ministère, l’avisant qu’il considérerait sa requête. Mais deux semaines plus tard, le 7 avril 2005, la requête de Madame Cameron a été rejetée. Monsieur Steckenreiter a déclaré qu’il avait considéré les facteurs suivants pour en arriver à sa décision :

  • L’urgence du besoin de mesures pour réduire le risque immédiat de santé et de sécurité de votre fils

  • Les besoins de soutien de votre fils et de votre famille

  • La disponibilité de soutiens financés par le Ministère dans la communauté

  • La disponibilité d’autres soutiens officiels et officieux pour votre fils et votre famille

  • La disponibilité de fonds


38  Ironiquement, l’entente relative à des soins temporaires que Madame Cameron avait conclue pour Jesse lui avait apparemment nui. Monsieur Steckenreiter avait considéré en partie que, en vertu de cette entente, Jesse bénéficiait de l’assistance de la Société d’aide à l’enfance, ce qui éliminait tout risque immédiat de santé et de sécurité pour lui. Monsieur Steckenreiter avait estimé que cette entente permettait à Madame Cameron de continuer à faire partie de la vie de Jesse et de prendre part aux décisions concernant sa santé et son bienêtre. Il avait aussi noté que l’entente pouvait être prorogée pour douze mois, après la date d’expiration du 17 août 2005. Par conséquent, à son avis, il n’y avait pas de danger immédiat que Jesse devienne pupille de la Couronne. Sa lettre concluait en disant :

La prestation de services optionnels par le Ministère et par les organismes qu’il finance dépend du financement disponible. Il n’existe actuellement aucun financement supplémentaire. Il reste des possibilités de travailler avec CSCN (Community Services Coordination Network) pour assurer des services à votre fils, plus près de son domicile. Comme vous le savez, votre fils reste sur la liste d’attente prioritaire et si des fonds deviennent disponibles, des services pourront être coordonnés grâce au CSCN.


39  Cette réponse a été une bien piètre consolation pour Cynthia Cameron, dont le fils se trouvait sur la liste d’attente depuis trois ans déjà. Madame Cameron n’est pas satisfaite d’une résolution qui laisse le moindrement la garde de son fils à la Société d’aide à l’enfance, même temporairement.

40  La réponse de Monsieur Steckenreiter à cette requête d’entente relative à des soins particuliers fait ressortir un point important d’incertitude. Contrairement à Monsieur Steckenreiter, qui avait dit que l’entente relative à des soins temporaires pourrait être prorogée pour une deuxième année, l’avocat du Ministère a fait savoir à mon bureau qu’une entente relative à des soins temporaires peut uniquement durer 12 mois. Toutefois, si un enfant redevient confié à la garde d’une Société d’aide à l’enfance par la suite, une autre entente peut alors être conclue pour un maximum de 12 mois. Entre-temps, le directeur général de la Société d’aide à l’enfance de London et Middlesex a informé mon enquêteuse qu’un enfant ne peut être couvert par une entente relative à des soins temporaires que pour 12 mois maximum, au total, bien que le bureau régional du Ministère lui ait dit que l’entente de Madame Cameron pourrait être prorogée pour une deuxième année. Le directeur général attendait une lettre officielle de confirmation. De son côté, l’avocat de la Société d’aide à l’enfance n’est pas certain qu’une entente relative à des soins temporaires puisse être prorogée au-delà de 12 mois. Madame Cameron nous a fait savoir récemment qu’un travailleur social de la Société d’aide à l’enfance lui avait confirmé que son entente ne serait pas prorogée au-delà de 12 mois et qu’elle devrait renoncer à la garde de Jesse en août 2005 pour assurer la continuité du financement de son placement.

41  Quand une entente relative à des soins temporaires prend fin, la tutelle est la seule solution pour continuer d’assurer un financement par l’entremise d’une Société d’aide à l’enfance. Quand Cynthia Cameron considère cette possibilité, elle la trouve humiliante : « Logiquement et raisonnablement, nous savons que nous n’avons pas vraiment le choix, mais émotionnellement, en tant que parent, donner un enfant est une trahison ultime. » Déjà, Madame Cameron a dû faire fortement objection à une clause de l’entente originale qui aurait donné à la Société d’aide à l’enfance le vote prépondérant en cas de désaccord sur les décisions concernant l’éducation de Jesse. Quand Jesse a été officiellement suspendu d’école, la lettre a été adressée à la Société d’aide à l’enfance – pas à ses parents. Cynthia Cameron décrit ainsi l’anxiété qu’elle éprouve à devoir traiter avec la Société : « Je sens sur moi cette menace dissimulée… le système a l’atout en main, qui est le sort de nos enfants. C’est très apeurant. » Est-ce qu’elle a été forcée de renoncer temporairement à la garde de son fils? Cynthia Cameron dit que oui. « Je crois qu’on est forcé, parce qu’on se retrouve sans aucune option. S’il ne peut pas être à domicile, et s’il a besoin d’être placé dans un foyer de groupe, alors on vous dit d’appeler la SAE. »

42  Madame Cameron a travaillé d’arrache-pied pour trouver une solution à la situation de Jesse. Elle a parlé aux médias, et le 31 mars 2005, Shelley Martel, députée provinciale, a soulevé la question à l’Assemblée législative alors que Madame Cameron se trouvait à la tribune. Shelley Martel a de nouveau fait référence à la situation de Madame Cameron à l’Assemblée le 2 mai 2005. La Ministre a répondu par ces mots :

La famille mentionnée par l’honorable représentante est venue dans cette chambre, et oui, nous avons écrit à cette famille. Nous ne concluons pas d’ententes relatives à des soins particuliers. Notre solution n’est pas de considérer des cas uniques, comme ça se faisait dans le passé. Notre solution est de mettre en valeur le potentiel de l’infrastructure, pour que tous les enfants aux besoins particuliers puissent accéder aux services, pas juste ceux des familles qui sont assez habiles politiquement pour venir à cette tribune. C’est injuste, c’est un manque d’éthique, et tant que nous n’aurons pas mis en valeur le potentiel de l’infrastructure, nous ne ferons pas ces actes non éthiques.


43  La réponse de la ministre était non seulement décevante, mais déconcertante. Tout d’abord, elle a proclamé que le Ministère ne concluait pas d’ententes relatives à des besoins particuliers. Quand Madame Cameron a écrit au Ministère, elle n’en a pas été informée. Elle a été avisée que sa demande serait considérée, et que le directeur régional du Ministère était en droit de conclure pareilles ententes. Puis ce même jour, alors la ministre répondait à l’Assemblée que son Ministère ne concluait pas d’ententes relatives à des soins particuliers, des hauts fonctionnaires de son personnel avisaient mon bureau qu’il est encore possible d’obtenir une entente relative à des soins particuliers. Les directeurs régionaux des Sociétés ont le pouvoir discrétionnaire de conclure de telles ententes. Mais ils ne le font plus depuis des années. On est donc en droit de se demander si la requête d’entente relative à des soins particuliers présentée par Madame Cameron a véritablement été considérée, ou si son rejet était décidé d’avance. Dans ce cas, pourquoi ne lui en a-t-on rien dit?

44  La réponse de la ministre prêtait à confusion pour une autre raison. Madame Cameron se demande maintenant en quoi sa requête était si injuste, si peu éthique, et quel mal il y pouvait y avoir à faire des efforts afin d’obtenir des soins pour son fils. C’était sa responsabilité, en tant que mère, d’agir ainsi. Madame Cameron ne comprend pas non plus ce qu’il y a de mal dans ce qu’elle a fait pour attirer l’attention sur une situation grave, trop longtemps négligée. Où est l’injustice? Madame Cameron ne demande pas davantage d’argent. Le placement en établissement de son fils est maintenant financé par des fonds publics. Elle veut simplement que son fils reçoive les soins nécessaires, sans être obligée de renoncer à ses droits de parent.

 

Jordan, Tavistock, Ontario

45  Bonnie McLaren a un fils de 15 ans, Jordan, qui est atteint du syndrome d’Asperger, d’hydrocéphalie et de génotype XYY. L’an dernier, le comportement de Jordan s’est progressivement détérioré au point où celui-ci a maintenant besoin d’une surveillance constante, 24 heures sur 24. Jordan fait près de 1,90 mètre et pèse 110 kilos. Sa croissance physique rapide résulte peut-être des quatre opérations neurochirurgicales qu’il a subies. En raison de sa taille, son comportement imprévisible et souvent explosif constitue une menace grave pour le bien-être émotionnel et physique de sa famille. Madame McLaren dit de lui qu’il a la force « d’un homme mais avec un très mauvais contrôle de ses impulsions ». Le fils aîné de Madame McLaren, âgé de 18 ans, souffre lui aussi du syndrome d’Asperger, combiné à une déficience de l’attention et à un trouble bipolaire.

46  Madame McLaren explique que, depuis 2003, les besoins de Jordan surpassent les soins qui peuvent lui être assurés à domicile. « Il y a deux ans, on a réalisé qu’on était en difficulté. On savait… qu’on n’allait pas pouvoir continuer à faire face… », dit-elle. Et elle ajoute : « Notre monde est devenu incroyablement petit. » Madame McLaren, qui est infirmière autorisée, a dû faire des sacrifices dans sa carrière, et elle a décidé de travailler de nuit pour pouvoir être à la maison quand Jordan rentre de l’école. De son côté, son mari travaille de jour pour pouvoir s’occuper de Jordan en soirée. Quand Jordan est avec eux, les McLaren sont virtuellement prisonniers au logis. Bonnie McLaren en parle ainsi :

Votre vie devient la maison. Vous ne pouvez pas participer à la communauté… Je dis qu’on est dans la communauté, mais qu’on ne fait pas partie de la communauté, on ne participe à rien. On est venu ici, à l’origine, parce qu’on avait des liens avec la communauté – la famille, l’église, notre médecin généraliste, des amis dans la région – notre milieu social maintenant, c’est les réceptionnistes des bureaux de médecins... On ne fait jamais rien de spontané, rien. On ne peut aller nulle part sans Jordan [et] Jordan ne peut aller nulle part.


47  Les McLaren ont dû se « détacher » de leur église, qui restait leur seul lien avec la communauté, car Jordan ne peut pas y aller. Même maintenant qu’ils ont un travailleur pour prendre la relève le dimanche matin, ils sont tout simplement trop épuisés pour y aller.

48  Monsieur McLaren a souffert de problèmes de santé qui ont été aggravés par les soucis qu’il se fait pour les soins nécessaires à son fils. Madame McLaren décrit le chagrin chronique de son fils aîné, qui a du mal à vivre avec un frère plus jeune qui l’a empoigné par les cheveux, l’a jeté par terre, l’a menacé avec un couteau de boucher. Jordan, dont le comportement est imprévisible, a plusieurs fois tenté d’étrangler quelqu’un. Madame McLaren craint pour sa sécurité et pour celle de sa famille. Elle décrit en ces termes le prix payé par sa famille sur le plan émotionnel pour essayer de faire face à la situation : « On a sans arrêt l’impression que quelqu’un est mort – c’est un chagrin chronique. On enterre son espoir, on enterre son optimisme… pour faire face, on laisse aller les choses – on est obligé de laisser aller – ses relations, sa carrière… on est obligé de laisser aller tout ça. Je suis toujours infirmière autorisée, je travaille de nuit, alors je peux l’emmener lui et [son frère] chez le médecin… dix-sept rendez-vous chez le médecin par mois… »

49  Le 19 décembre 2003, le Community Services Coordination Network a recommandé que Jordan soit considéré comme ayant besoin d’un placement à long terme. En août 2004, le CSCN a indiqué que Jordan et sa famille étaient considérés comme à risques élevés, aussi bien sur le plan des dangers physiques que de la dépression émotionnelle. Le pédiatre de Jordan a déclaré que son placement était désormais hautement prioritaire, soulignant que les symptômes et l’état de Jordan exigeaient une assistance bien au-delà de celle que pouvaient offrir les organismes communautaires. En septembre 2004, le médecin du fils aîné de Madame McLaren a signalé que celui-ci avait été gravement affecté par la situation de son jeune frère, et qu’il était à risque.

50  Les McLaren ont droit à 18 heures d’assistance par semaine, dans le cadre des Services particuliers à domicile. Mais ils ont eu du mal à trouver, à former et à garder des travailleurs pour les aider à s’occuper de Jordan. Actuellement, Jordan est au Child and Parent Resource Institute, où il a été admis pour traitement. Pendant ce temps, Madame McLaren utilise les heures auxquelles elle a droit pour obtenir une aide en fin de semaine, quand Jordan rentre à la maison.

51  Madame McLaren est frustrée parce qu’on lui a dit que l’unique moyen d’obtenir un placement financé pour Jordan était de l’abandonner à la Société d’aide à l’enfance. Madame McLaren n’est pas du tout prête à le faire, parce qu’elle risquerait d’avoir moins accès à son fils, de moins pouvoir participer aux décisions qui le concernent, et chose plus bouleversante encore, parce qu’il y a de fortes possibilités que Jordan soit placé loin de son domicile.

52  Le dossier de Jordan, au Ministère, confirme que son cas est « principalement une question de ressources, et non pas une question de protection ». En décembre 2004, le Ministère a informé Madame McLaren qu’il ne pouvait pas répondre aux demandes de toutes les familles exactement comme elles le souhaiteraient, et que dans bien des communautés la demande de soutien surpasse les ressources disponibles. Le Ministère a encouragé Madame McLaren à continuer de travailler avec le Community Services Coordination Network et avec la communauté locale pour explorer toutes les possibilités offertes à Jordan. C’est ce qu’elle a fait, et résultat, elle est forcée d’envisager une solution désespérée.

53  Jordan sortira du Child and Parent Resource Institute le 13 mai 2005. Les McLaren ne peuvent pas payer son placement personnellement. Les coûts, de 200 $ à 350 $ par jour, sont bien au-delà des moyens financiers de la famille. À moins d’un changement radical et inespéré dans les ressources communautaires financées par les deniers publics, la seule option pour la famille sera de s’en remettre à la Société d’aide à l’enfance locale. La famille sait qu’elle peut refuser de reprendre Jordan à sa sortie. Elle sait que la Société d’aide à l’enfance locale sera alors forcée d’intervenir. Elle a été avertie par la Société d’aide à l’enfance locale que, si Jordan lui est confié, il n’y aura aucune garantie quant aux droits parentaux ou quant au lieu de placement. Jusqu’à présent, Bonnie McLaren a résisté de faire ce choix mais comme elle le dit, le système l’a laissée « entre marteau et enclume ».

 

Dylan, Stratford, Ontario

54  Jeanette et Chris Niebler sont les parents de triplés. Alors qu’ils avaient un peu moins de deux ans, les trois enfants ont été diagnostiqués autistes et ont commencé à suivre une thérapie. Ils ont maintenant neuf ans. Tragiquement, la famille doit maintenant faire face avec une fille qui continue de souffrir d’autisme, et une autre qui est soignée pour une forme rare de cancer utérin. La famille s’efforce aussi de faire front aux difficultés de trouver des soins appropriés pour Dylan, le fils. Dylan est essentiellement non verbal, bien qu’il parvienne à dire quelques mots, un à la fois. Il doit continuer l’apprentissage de la propreté, et a le niveau d’un enfant de deux à trois ans.

55  Pendant quelque temps, alors qu’il était d’âge préscolaire, Dylan a bénéficié d’une aide du Programme intensif d’intervention précoce, offert par le Ministère. Mais en décembre 2001, il a cessé de la recevoir en raison de son âge. Quand cette intervention a pris fin, l’agressivité de Dylan a monté en flèche, au point où il est devenu un danger pour lui-même et pour ses soeurs. À la maison, Dylan risquait de faire du mal à ses soeurs, plus fragiles, et il avait besoin d’être surveillé de près tout le temps. La nuit, il était enfermé à clé dans sa chambre, pour que la famille puisse dormir. Les Niebler recevaient alors six à huit heures d’assistance par semaine, dans le cadre des Services particuliers à domicile. Par la suite, quand le comportement de Dylan s’est encore plus détérioré, ils ont obtenu une relève toutes les deux fins de semaine. De plus, la famille a reçu 150 $ par an pour des frais de gardiennage de Dylan, grâce au programme d’Aide à l’égard d’enfants qui ont un handicap grave.

56  À l’été 2002, il est devenu clair que Dylan avait besoin d’être placé en établissement. Le Community Services Coordination Network s’est réuni en novembre 2002 et a reconnu que Dylan représentait un danger pour lui-même, ses soeurs et ses parents. Dylan a été placé sur la liste d’attente pour un placement financé.

57  Madame Niebler a expliqué que, « par désespoir face au manque de financement du CSCN (Community Services Coordination Network) », elle a communiqué avec la Société d’aide à l’enfance à l’hiver de 2003 et lui a demandé si elle pourrait trouver un placement en établissement. Dylan a passé quelque temps au Child and Parent Resource Institute à London, pour traitement. Puis en avril 2003, une fois que Madame Niebler a signé une entente relative à des soins temporaires, Dylan a été placé dans un foyer de groupe à Waterloo sous la garde de la Société d’aide à l’enfance. Cette entente a été prorogée en novembre 2003.

58  En mai 2004, Madame Niebler est passée en cour pour faire de Dylan un pupille de la société, afin de conserver son placement en établissement. La Société d’aide à l’enfance a revendiqué la tutelle en déclarant que Dylan avait été abandonné. Dans sa demande, la Société d’aide à l’enfance a expliqué queDylan était placé en établissement conformément à une entente relative à des soins temporaires, et que ses parents n’étaient pas en mesure de reprendre ses soins et sa garde. La tutelle a été accordée à la Société en fonction de l’exposé des faits arrêtés d’un commun accord.

59  Le 26 avril 2005, la cour a considéré une requête demandant la prorogation de la mise sous tutelle de Dylan pour six mois. Madame Niebler a répondu au mandat de comparaître en demandant une prorogation de six mois, soit jusqu’à la fin de mon enquête. La Société d’aide à l’enfance a accepté, et la question a été ajournée pour un mois, après quoi la prorogation de six mois sera considérée. Mais l’échéance arrive vite. Si Madame Niebler n’obtient pas le financement d’un placement en établissement, par l’entremise du Community Services Coordination Network, Dylan devra finalement devenir pupille de la Couronne pour conserver sa place en établissement.

60  Les Niebler, qui doivent déjà faire front à de graves soucis personnels, doivent en plus endurer l’indignité de déclarer que le problème de leur fils est un problème de « protection » pour obtenir son placement en établissement. Madame Niebler est frustrée par cette situation malencontreuse – « c’est sans issue », dit-elle. Elle explique que :

Pour obtenir un placement, la Société d’aide à l’enfance a dû dire qu’il représentait un danger pour ses soeurs, que c’était un problème de danger pour enfant, ce qui est absolument vrai. Mais le problème de sécurité d’enfant vient seulement de son autisme. Ce n’est pas un problème de protection d’enfant. C’est un problème d’autisme. Je crois que c’est pour ça que j’en veux tellement au Ministère maintenant, ils essaient de dire que ce n’est pas une question de handicap, que c’est une question de protection d’enfant – et c’est faux. C’est absolument ridicule.


61  Officiellement, Dylan a besoin de protection. C’est ce que la cour a conclu, à partir d’un exposé de faits arrêtés d’un commun accord. Toutefois, quand une de mes enquêteuses a communiqué avec la Société d’aide à l’enfance en décembre dernier, on lui a fait une description beaucoup plus franche de la situation, en écho aux commentaires de Madame Niebler. La représentante de la Société d’aide à l’enfance a expliqué qu’il n’est pas question de protection dans le cas de Dylan; les questions relèvent purement de la santé mentale de Dylan, à cause de son autisme. Elle a dit que Dylan avait besoin d’un placement dans un établissement spécialisé et que, résultat net, il lui fallait un placement hors domicile que ses parents ne pouvaient pas lui assurer. Elle a confirmé que la capacité de Jeanette Niebler à faire ses devoirs de parent envers son fils n’est absolument pas en question.

62  Madame Niebler aimerait avoir son fils à domicile, mais elle admet que ce n’est peut-être pas réaliste :

Même si j’ai tellement envie de l’avoir à la maison, ce n’est probablement pas très pratique de penser que ça pourrait se faire, mais dans le monde de mes rêves, il serait à la maison et j’aurais de l’aide et des travailleurs, mais ça n’arrivera sans doute jamais. Mais je ne devrais pas être obligée de l’abandonner pour autant.


63  Quand Madame Niebler envisage une tutelle de la Couronne, elle sait que cela veut dire perdre ses droits parentaux définitivement, et comme elle le dit « c’est tout simplement MAL ». Mais elle sait aussi qu’avec le système existant, elle n’a pas d’autre choix.

 

Keegan, St. Marys, Ontario

64  Lora Lee Pyne est la mère célibataire de Keegan, 16 ans, qui souffre d’autisme et de trouble obsessivo-compulsif. Son autre fils a 12 ans. Les caractéristiques obsessivo-compulsives de Keegan sont devenues de plus en plus difficiles à gérer à mesure qu’il a grandi. Il est devenu prisonnier de rituels, répétant les mêmes gestes. Par exemple, le matin, il devait parfois s’habiller et se déshabiller jusqu’à dix-sept fois avant de pouvoir passer à la tâche suivante de sa préparation pour l’école. Il est difficile de dissuader Keegan de ce type de comportement. Il devient agressif si on ne le laisse pas achever une tâche comme il le juge bon. Il pousse et bouscule les autres. Une fois, il a blessé Madame Pyne, qui a dû se faire soigner pour une blessure à l’épaule. Keegan a aussi un comportement d’auto-violence; il se gifle au visage, se tape sur les cuisses. Quand il est obsédé par une tâche, il est oublieux de tout danger. Il lui est arrivé de traverser la rue en courant, sans aucun souci pour sa sécurité, et de vagabonder loin de l’appartement de son père pendant la nuit. À l’école, il a fallu modifier la classe de Keegan pour réduire ses stimuli, Madame Pyne explique que le niveau de développement de son fils dépend de l’activité à faire. Pour ses soins et son hygiène personnels, il a le niveau d’un enfant de jardin d’enfants ou de la 1re année. Socialement, il a le niveau d’un enfant de 3e année. Cependant, Keegan n’a aucune interaction avec les autres enfants ou avec son frère.

65  Madame Pyne a expliqué que Keegan se réveillait à plusieurs reprises la nuit. Résultat, elle a commencé à souffrir de manque de sommeil. De plus, elle devait faire front aux répercussions négatives que la situation de Keegan avait sur la vie de son fils cadet. Madame Pyne avait l’impression d’être devenue otage dans sa propre maison, parce qu’elle ne pouvait jamais laisser Keegan seul. Les huit heures d’aide qu’elle obtenait par semaine des Services particuliers à domicile, la relève occasionnelle qui venait en fin de semaine, et le financement de l’Aide à l’égard d’enfants qui ont un handicap grave s’avéraient insuffisants pour calmer l’anxiété de la famille.

66  En 2004, la famille Pyne est arrivée à la crise. Madame Pyne était épuisée, terrifiée, incapable de faire front. Elle est arrivée au bout de ses limites le 3 mai 2004, quand Keegan a refusé de quitter l’école en fin de journée. Il était prisonnier de son rituel de répétition et reprenait ses préparatifs pour quitter l’école, sans jamais pouvoir franchir la porte. Madame Pyne, qui avait été appelée, a tenté pendant cinq heures de persuader Keegan qu’il fallait rentrer à la maison. Elle était désespérée. Finalement, il a fallu appeler la police qui est intervenue physiquement pour faire sortir Keegan de la classe. Ce soir-là, Keegan a été admis dans un établissement psychiatrique où il est resté huit jours.

67  Madame Pyne a compris alors qu’elle était « complètement brûlée » et qu’elle ne pouvait plus garder Keegan à la maison. L’expérience a été dévastatrice pour elle, comme elle l’explique : « Le plus dur, c’est que j’ai échoué. Seize ans, dont dix ans pendant lesquels je me suis occupée de lui toute seule… et puis faire un revirement et dire je ne peux plus le faire, ça a été vraiment difficile. » Madame Pyne s’est tournée vers la communauté pour obtenir de l’aide.

68  En juin 2004, le Community Services Coordination Network a recommandé qu’un placement en établissement, avec soutien adéquat, soit trouvé pour Keegan hors domicile et que ce placement reflète ses besoins permanents, à long terme. Ce point était important pour assurer la transition entre le soutien fourni par les services à l’enfance et celui fourni par les services aux adultes. Le CSCN savait qu’il n’existait ni services, ni ressources, pour mettre en œuvre cette recommandation et il a souligné que, tant que de tels services ne seraient pas élaborés et confirmés, il faudrait explorer d’autres options. Keegan a été placé sur une liste d’attente.

69  Une représentante de l’organisation locale de Community Living, qui a soutenu Madame Pyne durant cette épreuve, nous a dit que lors des réunions du Community Services Coordination Network tout le monde s’était montré compatissant, mais que la seule autre option offerte était de recourir à la Société d’aide à l’enfance. Elle a dit avoir été surprise que personne ne paraisse choqué. Personne ne s’est dit outragé. C’était tout simplement la réalité acceptée pour tout parent dans la situation de Madame Pyne.

70  Madame Pyne a alors conclu que, sans ressources de la communauté, la Société d’aide à l’enfance était son seul espoir de procurer à Keegan les soins nécessaires. Elle avait gardé Keegan à domicile aussi longtemps qu’elle l’avait pu. Or il allait avoir 16 ans le 22 juillet 2004, et on lui avait dit que s’il ne devenait pas pupille de la société d’ici là, il passerait au système des services aux adultes. Même une entente relative à des soins temporaires était hors de question, à cause de l’âge de Keegan. La seule option pour Madame Pyne, autre que d’attendre des ressources qui ne se concrétiseraient jamais, était donc d’abandonner la garde de Keegan à l’État. Madame Pyne savait qu’elle devait agir vite et radicalement si elle voulait aider son fils et sauver sa famille.

71  Dans une lettre du 4 juin 2004 adressée à la Société d’aide à l’enfance, une travailleuse sociale du Child and Parent Resource Institute du Ministère a indiqué que l’intervention de la Société était nécessaire pour subvenir aux besoins de Keegan. Elle a écrit :

Madame Pyne est une mère responsable, qui aime ses enfants. Elle a besoin d’aide pour trouver un endroit où Keegan puisse vivre en sécurité. Elle veut participer à la transition en vue du placement de Keegan, et chose plus importante encore, elle veut continuer de veiller à lui une fois qu’il sera placé. Madame Pyne a besoin d’une entente relative à des soins temporaires pour que son fils obtienne les soins nécessaires.


72  Le 28 juin 2004, un travailleur d’aide à la famille, des services à la famille de Perth-Huron (organisme sans but lucratif) a écrit au superviseur de programme, au bureau de la Région du Sud-Ouest du ministère des Services sociaux et communautaires, disant que :

Toutes les voies correctes ont été explorées et suivies. À la réunion locale de résolution de cas, tous les membres ont unanimement reconnu qu’un placement en établissement était requis, et pourtant le comité a été dans l’incapacité d’agir étant donné qu’actuellement il n’existe pas de possibilité de placement qui réponde aux besoins personnels de Keegan et qui soit financé…

La seule option maintenant pour Madame Pyne est d’entrer en contact avec la Société d’aide à l’enfance et de prendre des mesures désespérées. Résultat, la Société devra demander que Keegan devienne pupille de la société d’ici le 7 juillet 2004. Ceci restreindra ses droits et ses responsabilités en tant que parent. La SAE s’est montrée très compréhensive mais elle reconnaît que son mandat ne lui permet pas d’assister les enfants dans la situation de Keegan…

Je suis inquiet pour cette famille et je sais ce que ça veut dire pour ce jeune homme atteint d’autisme. Ils se retrouvent dans une situation intolérable. Le ministère des Services sociaux et communautaires a clairement déclaré, dans son exposé de position « Pour des services au service des gens » qu’une famille avec un enfant aux besoins particuliers ne devrait pas avoir à le confier à une SAE pour obtenir les soins nécessaires. Ce document dit aussi clairement que les personnes les plus nécessiteuses seront admissibles en priorité aux services.

Malgré tout, c’est exactement ce qui se passe.


73  À l’origine, la Société d’aide à l’enfance de Huron-Perth a pris pour position qu’il n’était pas question de protection dans le cas de Madame Pyne. Un courriel interne envoyé par un gestionnaire de programme de la Société d’aide à l’enfance à son directeur des services, en date du 9 juin 2004, comprend ce passage :

Je suis inquiet de savoir que nous allons peut-être devoir prendre la garde de cet enfant, alors qu’il n’a pas besoin de protection, et ceci par manque d’un financement ou d’une ressource que cette mère puisse obtenir elle-même ou par l’entremise du CSCN (Community Services Coordination Network) vu les besoins particuliers de l’enfant. Je suis également inquiet car nous n’avons pas de ressource dans notre système et parce que nous allons probablement devoir trouver un lit de traitement dans un établissement de London, Kitchener ou plus loin encore.


74  Ce message a été transmis au directeur général de la SAE le 10 juin 2004, et celui-ci a écrit au bureau régional du ministère des Services sociaux et communautaires le 11 juin 2004. Il a noté :

C’est un cas dont vous devriez avoir connaissance, je crois, en raison du caractère politique que prend la situation et aussi en raison de l’entente relative à des soins particuliers apparemment requise qui fera de ce cas une affaire de protection, de facto, par manque de financement.


75  Le Ministère a répondu, à la même date :

… La SAE n’est pas l’endroit auquel les familles devraient s’adresser pour obtenir de l’aide si elles n’ont pas réussi à accéder aux services à l’enfance ou aux services aux personnes atteintes d’un handicap de développement. Le CSCN (Community Services Coordination Network) ne devrait pas « référer » les familles à la SAE non plus.

Comme vous le savez, les SAE ne peuvent plus conclure d’ententes relatives à des besoins particuliers, et les ententes relatives à des soins temporaires ne sont pas conçues pour ce type de situation. Les familles devraient continuer de s’adresser au CSCN et aux divers fournisseurs locaux… pour tenter d’avoir accès aux services dont elles ont besoin… Si une famille n’est plus en mesure de fournir à son enfant les soins nécessaires et si elle vous dit qu’elle abandonne son enfant, alors l’intervention de la SAE est pertinente…

Cependant, ce parent semble percevoir votre organisme comme une source de financement pour placer son enfant…


76  La situation de Lora Lee Pyne illustre bien l’impasse typique décrite par d’autres parents. L’entité locale de résolution de cas avait recommandé un placement en établissement, mais il n’y avait pas de financement disponible dans la communauté. Le Child and Parent Resource Institute avait déterminé que l’intervention de la Société d’aide à l’enfance était nécessaire pour subvenir aux besoins de Keegan. Mais la Société d’aide à l’enfance reconnaissait que ce n’était pas une question de protection. La réponse du Ministère disait que la Société d’aide à l’enfance ne pouvait pas accorder de financement à moins que ce soit une question de protection, par exemple si Madame Pyne déclarait qu’elle abandonnait son fils.

77  Madame Pyne a essayé, mais sans succès, de faire directement appel au Ministère. Celui-ci lui a écrit le 5 juillet 2004, disant :

J’ai parlé au [Community Services Coordination Network (CSCN)] et je sais qu’un certain nombre de fournisseurs de services essaient de vous aider, vous et votre famille, et qu’ils continueront de le faire… Il est important, toutefois, pour le Ministère de continuer de préciser que l’organisme auquel il faut s’adresser aussi bien pour les besoins de votre enfant que pour l’aide pouvant être disponible est l’organisme de coordination de l’accès aux services, géré par le CSCN. Je vous ai indiqué au téléphone que je n’ai pas connaissance, actuellement, de nouvelles possibilités de financement qui nous permettraient de créer de nouvelles options de services pour les personnes sur la liste d’attente. J’aimerais toutefois suggérer que les fournisseurs de services peuvent souvent mettre en place des stratégies créatives, même en l’absence de nouveau financement.


78  À ce point, Madame Pyne avait épuisé les « stratégies créatives » dans sa communauté, et elle a pris la décision difficile de renoncer à ses droits parentaux au profit de la Société d’aide à l’enfance de Huron-Perth, pour que Keegan puisse recevoir l’aide nécessaire. Keegan est devenu pupille de la société, avec le consentement de Madame Pyne, le 13 juillet 2004. La situation, qui n’était pas une question de protection un mois auparavant, l’est devenue officiellement.

79  Un examen des documents de la cour ne révèle aucun événement nouveau ou critique, de juin à juillet 2004, susceptible d’avoir transformé ce cas pour en faire une question de protection. Dans la Demande de protection de l’enfant présentée par la Société d’aide à l’enfance de Huron-Perth le 6 juillet 2004, il est simplement dit que Keegan a été abandonné et que ses parents ne sont plus en mesure de le garder. Ironie du sort : loin d’avoir abandonné son fils, Madame Pyne avait agi ainsi pour l’aider. S’appuyant sur des déclarations d’abandon et d’incapacité des parent à assumer la garde d’un enfant, la Société d’aide à l’enfance a demandé une ordonnance de la cour faisant de Keegan un pupille de la société pour 12 mois. Cette demande indiquait que :

Madame Pyne a tenté d’obtenir l’aide de divers fournisseurs de services. Toutefois, la réponse primaire qu’elle a reçue a été qu’il n’y avait ni financement, ni ressources disponibles. Madame Pyne a déclaré qu’elle était devenue très frustrée et qu’elle considérait qu’il y avait crise, et qu’elle avait immédiatement besoin d‘aide pour trouver un placement à Keegan.

Keegan doit être confié à la garde de la Société d’aide à l’enfance de Huron-Perth, car il n’y a pas d’autres ressources disponibles. De plus, la présence de Keegan à domicile a des répercussions sur le bien-être de Madame Pyne [et de son fils cadet]. Il est important de placer Keegan dans un établissement qui pourra subvenir convenablement à tous ses besoins.


80  Une travailleuse de la protection de l’enfance a fourni un affidavit pour appuyer la demande. Dans ce document, elle a dit que les fournisseurs de services de la communauté, dont le Child and Parent Resource Institute, avaient déclaré avoir exploré toutes les voies possibles pour aider Madame Pyne à trouver un placement pour Keegan. Mais il n’y avait pas de financement, et ils ont bien souligné qu’ils aimeraient demander une entente relative à des soins temporaires pour Keegan, pour 12 mois… ils considéraient urgent de placer Keegan car l’unité familiale se détériorait, et car la santé et le bien-être des autres membres de la famille étaient menacés.

81  La travailleuse a noté qu’après une réunion avec le Community Services Coordination Network, le 21 juin 2004, durant laquelle on avait redit le manque de ressources, Madame Pyne avait conclu que son seul recours était la Société d’aide à l’enfance et qu’elle avait déclaré : « Je vais le laisser sur le pas de votre porte, si c’est ça qu’il faut. »

82  Pour Madame Pyne, le plus dur dans ce triste épisode a été la nécessité d’un constat « d’abandon ». Elle n’arrive pas à tirer un trait là-dessus, dit-elle. Elle est ferme sur ce point, quand elle dit : « Je n’abandonne pas mon fils. J’aime mon fils. » Pour bien montrer qu’elle ne l’a jamais abandonné, et qu’il n’a jamais vraiment été question de protection, Madame Pyne a expliqué que, quand la cour a fait de Keegan un pupille de la société, elle l’a ramené en voiture à la maison où elle l’a gardé du 13 juillet au 25 août 2004, soit jusqu’à ce qu’on lui trouve un placement hors domicile. Le désespoir a poussé Madame Pyne à jouer à une charade qu’on ne peut que qualifier de formaliste.

83  Au départ, Keegan a été placé dans un établissement à Scarborough, ce qui représentait « vraiment un obstacle » pour Madame Pyne quand elle voulait exercer ses droits d’accès. Par la suite, il a été transféré dans un établissement plus proche du domicile familial. Madame Pyne doit maintenant vivre l’humiliation de voir toutes les questions de soins médicaux, soins dentaires, éducation, vie quotidienne et comportement de Keegan passer en premier par la Société d’aide à l’enfance. Pour comble d’injures, Madame Pyne a régulièrement des difficultés à joindre son travailleur de la Société d’aide à l’enfance pour obtenir des renseignements ou pour en communiquer. Elle dit qu’elle n’a pas droit à la décision finale quand il s’agit de déterminer ce qui est bon pour son fils. Quand Lora Lee Pyne contemple l’avenir, et la perspective que son fils devienne pupille permanent de la Couronne, elle est dans la détresse et dit :

L’idée de ne pas pouvoir le voir, de n’avoir aucun de mes droits parentaux – je sais que j’en ai certains maintenant, mais plus tous – c’est dévastateur… mais je sais que je ne peux tout simplement pas… vivre avec lui.


 

Jordan, St. Thomas, Ontario

84  Tina Grignard et son mari sont les parents de Jordan, 11 ans, au diagnostique mixte : syndrome de Down et graves troubles du comportement. Les Grignard ont deux autres fils, âgés de 3 et 2 ans.

85  Jordan est agressif. Il frappe et bat les autres régulièrement. Il a été suspendu à plusieurs reprises de l’école où il suivait un programme pour enfants ayant un retard du développement. Jordan a fait de nombreuses fuites. Finalement, les Grignard ont dû poser des verrous sur les portes de leur maison. Sur le plan du développement, Jordan a le niveau d’un enfant de 2 ans ½ , avec de très faibles habilités de fonctionnement.

86  Au départ, la famille a bénéficié de services communautaires de relève. Mais au fur et à mesure que Jordan a grandi, ses besoins ont augmenté et son comportement est devenu de plus en plus difficile à gérer. Madame Grignard a expliqué qu’en décembre 2003, la tension à la maison était devenue « explosive ». Les Grignard devaient garder leurs deux plus jeunes fils avec eux tout le temps pour assurer leur sécurité. Madame Grignard a dit : « On ne pouvait même pas aller aux toilettes sans emmener un des deux, ou les deux, pour les garder en sécurité. » En fin de compte, les Grignard « ont pris la décision déchirante que Jordan ne pouvait plus rester en permanence à la maison. »

87  Les Grignard ont essayé d’inscrire leur fils dans un programme de gestion du comportement au Child and Parent Resource Institute, mais la liste d’attente était d’un an. Le Community Services Coordination Network les a avisés que le Ministère n’avait pas de financement disponible pour un placement à long terme dans un foyer de groupe, et que s’ils voulaient en obtenir un pour Jordan, ils devraient signer une entente relative à des soins temporaires avec la Société d’aide à l’enfance. Madame Grignard dit que les organismes avec lesquels ils traitaient les ont avertis qu’ils devraient renoncer à la garde de leur fils. Elle précise qu’une personne au Child and Parent Resource Institute lui a dit : « Soyez prudente. Vous n’aurez peut-être pas le choix de laisser la garde [de votre fils]. Ce sera peut-être eux qui vous prendront la garde. »

88  Ayant épuisé tous les soutiens qu’elle pouvait obtenir de la communauté, Madame Grignard s’est finalement tournée vers la Société d’aide à l’enfance d’Elgin-St. Thomas. Cette Société lui a dit que si elle signait une entente relative à des soins temporaires, la Société pourrait financer un placement pour Jordan. Mais la Société lui a dit aussi qu’elle aurait à abandonner son fils. Elle se souvient :

Ils m’ont littéralement donné des tapes amicales dans le dos, en me disant : « On sait bien que ce n’est pas ce que tu fais, Tina. On sait que tu agis pour le bien de ton fils. Malheureusement, c’est la terminologie qu’on doit employer. »


89  Voyant qu’ils n’avaient plus le choix, les Grignard ont signé une entente relative à des soins temporaires le 1er avril 2004. Jordan habitait alors chez un parent d’accueil qui lui assurait des soins individualisés durant la semaine, et il rentrait chez lui en fin de semaine. Mais cet arrangement a pris fin car le parent d’accueil s’est retrouvé « complètement brûlé ». Jordan a donc réintégré le domicile familial où il est resté six ou huit semaines, pendant que la Société d’aide à l’enfance lui cherchait un placement. Finalement, la Société lui a trouvé une place dans un foyer de groupe, où le coût annuel est d’environ 82 763 $.

90  Madame Grignard a expliqué qu’elle avait écrit au Ministère pour lui demander assistance, mais que les résultats de ses efforts n’avaient guère été encourageants. Le directeur régional lui a écrit le 4 février 2005. Il a réitéré la position du Ministère disant qu’un enfant confié à la garde d’une Société d’aide à l’enfance doit être, selon la définition officielle, « un enfant qui a besoin de protection », et que si ce n’est pas une question de protection, la famille doit être référée à un fournisseur de services plus approprié. Il a aussi indiqué que dans de nombreuses communautés, la demande de services et de soutiens surpasse les ressources disponibles. Madame Grignard dit qu’elle a aussi parlé à un gestionnaire de programme au ministère des Services sociaux et communautaires et que celui-ci a été « plutôt surpris que notre fils ait obtenu un placement en établissement par la voie de la protection, alors qu’il n’était pas question de protection ».

91  Madame Grignard décrit ainsi les stigmates laissées par l’étiquette de parent qui a affaire avec une Société d’aide à l’enfance :

Vous ne voulez pas avoir affaire avec la Société d’aide à l’enfance parce qu’on présume automatiquement que vous avez fait du mal à vos enfants… J’ai l’impression que je dois me défendre. Je ne suis pas mauvaise mère. Je ne l’ai pas battu. Ce n’est pas une question de protection.


92  Dans une lettre datée du 9 février 2005, la Société d’aide à l’enfance a dit au Grignard que la période maximale d’une entente de soins temporaires pour un enfant était d’un an et que, quand leur entente prendrait fin le 1er avril 2005, le seul moyen pour Jordan de rester confié à la Société serait de le mettre sous tutelle. Les Grignard ont été informés que la Société devrait alors demander à une cour de la famille de conclure que Jordan avait été abandonné et qu’il avait besoin de protection, conformément au paragraphe 37(2) de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille. Madame Grignard a reçu une requête de tutelle faite par la Société.

93  Heureusement, au cours de notre examen, et le jour même où l’entente relative à des soins temporaires devait prendre fin, cette requête de tutelle a perdu toute raison d’être. Madame Grignard a été informée qu’un financement du Ministère était devenu disponible pour placer Jordan. Apparemment, ce financement résultait d’un transfert provenant d’un autre enfant qui venait de passer aux services aux adultes. Puisque Jordan était en tête de la liste prioritaire, il a reçu le financement. Ceci a rendu inutile toute requête de tutelle, mais Madame Grignard note avec prudence que personne ne lui a donné l’assurance que ce financement durerait jusqu’aux 18 ans de Jordan.

94  Bien qu’une solution ait été trouvée pour Jordan, du moins pour le moment, Madame Grignard a demandé à l’ombudsman de poursuivre son enquête car le processus qu’on lui a imposé a été très dur, et « aucun parent ne devrait avoir à vivre ça ».

95  En guise de conclusion éclairante à cette affaire, Madame Grignard a dû passer en cour en avril 2005 avec la Société d’aide à l’enfance, pour retirer la requête de tutelle. Elle décrit ainsi la honte et l’humiliation de la situation :

Ça a été le moment le plus bas, le plus dégoûtant de toute ma vie. Je regrette tellement d’y être allée… Quand je suis entrée dans le corridor, il y avait une trentaine de personnes, et j’aurais voulu mourir. Je travaille pour le Ministère, aux loyers en fonction des revenus. J’ai reconnu beaucoup de nos locataires dans cette cour. C’était gênant. Je vis dans une petite communauté… Ma travailleuse de la SAE… a ouvert la porte et j’ai entendu trois personnes différentes dire « [la travailleuse de la SAE] » est là, et [elle] est venue directement vers moi, s’est assise à côté de moi, et a commencé à me parler. Alors voilà, c’est confirmé, je ne suis pas là pour un divorce mais je suis là pour la Société d’aide à l’enfance. Alors j’aurais voulu en mourir. J’étais tellement embarrassée.


96  Madame Grignard a souligné que, quand l’affaire est passée devant le juge, il a dit qu’il ne voyait pas de problème de protection dans les documents qu’il avait lus, et la Société d’aide à l’enfance a dit que non, ce n’était pas une question de protection. Le juge a accepté que la requête soit retirée. Cet épisode donne une image poignante du formalisme d’une déclaration d’abandon. Si aucun placement n’avait été trouvé pour Jordan, la requête aurait sans doute été approuvée.

97  Quand Madame Grignard repense à cette expérience et à ce qui est à la source du problème à son avis, elle explique :

J’ai toujours dit que Jordan ne reviendrait pas à la maison, et que si je devais renoncer à sa garde, je le ferais. J’ai bien fait comprendre ça à tout le monde dès le début. Mais je ne vais pas capituler sans me battre. Que j’aie la garde de mon fils, ou que la Société d’aide à l’enfance en ait la garde, la question du financement reste la même. Que la Société d’aide à l’enfance paie la facture chaque mois [au foyer de groupe], ou que le Ministère paie la facture chaque mois [au foyer de groupe], la facture reste la même. Alors, c’est quoi le problème? Le problème, c’est que je perds la garde.


 

Andrew, Strathroy, Ontario

98  Jim et Linda Limon sont les parents d’Andrew, 8 ans, qui est autiste. Andrew est non verbal et agressif. Il mord, donne des coups de pied, frappe, jette des choses. Les Limon ont reçu divers services au cours des années pour les aider à s’occuper d’Andrew à domicile, dont 12 heures par semaine dans le cadre d’un programme et 30 jours par an dans le cadre d’un autre. Mais à mesure qu’Andrew a grandi, la situation a empiré et ils ont dû demander une relève supplémentaire. Une fois, en rentrant d’une visite au service de relève, Andrew a cassé la fenêtre d’une voiture d’un coup de tête. Son agressivité à l’école est montée en flèche. Il a dû être séparé des autres enfants et, en décembre 2004, deux assistants en éducation devaient se consacrer à lui à plein temps. Durant les vacances de Noël, Andrew a mordu un travailleur des services de garderie. L’école a dit alors aux Limon qu’il ne pourrait plus revenir. Par la suite, l’école leur a dit qu’il pourrait revenir à condition d’avoir deux assistants, mais ceci n’a pas pu se faire faute de fonds supplémentaires.

99  En janvier 2005, Andrew a été admis en urgence au Child and Parent Resource Institute, pour un traitement d’un mois. Quatre semaines plus tard, il était admis de nouveau. Andrew est sur une liste d’attente prioritaire pour un placement en établissement à London. Les Limon disent qu’on leur a fait savoir qu’il n’est pas réaliste d’espérer un placement, à cause du manque de fonds gouvernementaux. On leur a expliqué que d’autres parents avaient réussi à obtenir un placement en passant par la Société d’aide à l’enfance et en déclarant qu’ils abandonnaient leur enfant. La famille traverse une période très dure sur le plan émotionnel. Il semble y avoir bien peu d’espoir qu’Andrew obtienne un placement quand il sortira du Child and Parent Resource Institute en juin ou juillet 2005. Pourtant, il représente un danger pour ses parents et pour sa petite soeur de 5 ans, qu’ils doivent protéger quand il est à la maison.

100 Quand les Limon envisagent de devoir traiter avec la Société d’aide à l’enfance, ils sont confus :

La SAE, c’est pour les enfants abandonnés et négligés, mais Andrew… il a probablement plus d’attention que… la plupart des enfants normaux parce qu’il faut s’occuper de lui à chaque seconde de la journée…


101 Les Limon considèrent aussi « les répercussions de ce que les gens penseraient… nos amis et les gens qui nous connaissent dans la communauté », s’ils « abandonnaient » officiellement leur fils.

102 Les Limon ne comprennent pas pourquoi le système ne place pas des enfants comme Andrew dans des foyers de groupe, tout en laissant leur garde aux parents. Madame Limon se demande « pourquoi est-ce qu’ils veulent nous enlever ça, je veux parler pour Andrew aussi longtemps que je le peux… Ce n’est pas de sa faute. Ce n’est pas de notre faute. » La confusion des Limon est compréhensible. C’est une confusion que nous devrions tous partager.

 

Faire face aux faits : il y a problème

103 À quel point ce phénomène est-il répandu? Il est impossible de le dire précisément. De hauts représentants du Ministère ont fait savoir à mon bureau que le Ministère n’a pas actuellement connaissance du nombre d’enfants gravement handicapés qui sont à la garde de Sociétés d’aide à l’enfance, soit en vertu d’ententes relatives à des soins temporaires, soit sous la tutelle de la société ou de la Couronne, et ceci parce que leurs parents ne sont pas en mesure de leur procurer les soins en établissement nécessaires. Le Ministère a indiqué qu’il n’avait jamais fait enquête pour savoir si, parmi les enfants gravement handicapés qui ont été confiés à des Sociétés d’aide à l’enfance, il y en avait certains pour qui des problèmes de « protection » avaient été « fabriqués » afin d’obtenir leur placement.

104 Durant l’entrevue que nous avons faite avec elle, l’intervenante en faveur des enfants nous a dit que la tendance est à la hausse pour ces cas. Elle a noté que durant les six mois précédents, son personnel avait pris connaissance de 30 à 35 cas d’enfants aux besoins particuliers qui avaient été confiés à la garde de Sociétés d’aide à l’enfance, ou qui risquaient de l’être. Mes enquêteuses ont communiqué avec 53 Sociétés d’aide à l’enfance et leur ont demandé combien d’enfants se trouvaient dans cette situation. D’après les renseignements donnés par les 40 Sociétés qui nous ont répondu, il y aurait environ 113 enfants confiés à la garde de Sociétés d’aide à l’enfance, faute d’autres moyens de leur trouver un placement en établissement. Certaines des Sociétés ont déclaré qu’elles n’avaient aucun enfant répondant à cette description, tandis que l’une des Sociétés a dit avoir 17 enfants dans cette situation.

105 Rien d’étonnant alors à ce que le gouvernement de l’Ontario reconnaisse que les régimes de protection de l’enfance ne sont pas utilisés à bon escient quand ils servent de moyens de trouver des placements en établissement pour les enfants aux besoins particuliers qui ont des parents capables. Dans un Rapport de question litigieuse fait par le Ministère, daté du 8 novembre 2004, qui a été trouvé dans le dossier de Jordan McLaren au Ministère, le Ministère note :

Les services d’une SAE ne sont disponibles qu’en réponse à un problème de protection, tel que défini par la LSEF, et on ne doit recourir à une entente relative à des soins temporaires (EST) que si une famille n’est « temporairement » pas en mesure d’assumer la garde d’un enfant. Par conséquent, une EST n’est pas un moyen approprié de répondre à un besoin de placement à long terme en établissement.


106 Ceci est conforme à la position prise par le gouvernement dans un exposé de politique du 8 janvier 2001, où il réaffirmait que :

Il est inapproprié d’utiliser les ressources allouées à la protection de l’enfance afin d’obtenir des services / des soutiens pour des enfants n’ayant pas besoin de protection, et le meilleur moyen de répondre à ces besoins est de faire appel aux fournisseurs de services communautaires. S’il n’est pas question de protection, il faut référer la famille à des fournisseurs de services plus appropriés dont le mandat est d’assurer des services aux enfants ayant des besoins particuliers.


107 Certaines personnes, dans le système, nient qu’il y a problème. Ainsi, lorsqu’il a rencontré mes enquêteuses, Monsieur Peter Steckenreiter, directeur régional de la Région Sud-Ouest, a souligné que les enfants placés en vertu d’ententes relatives à des soins temporaires sont des enfants qui ont besoin de protection. Un certain nombre de représentants des Sociétés appuient cette position. Ils disent qu’avec ces enfants, il est toujours en partie question de protection.

108 Mais un des représentants à qui nous avons parlé nous a dit :

Le Ministère dit clairement que les enfants ne doivent pas être placés sous garde quand il s’agit uniquement d’une question financière, notre ligne de parti dit que ça ne doit jamais arriver, mais ça arrive…


109 D’après les cas que j’ai étudiés, y compris les histoires déchirantes que j’ai présentées dans ce rapport, je considère qu’il y a clairement un problème. Il ne fait aucun doute que les ententes relatives à des soins temporaires et les mises sous tutelles sont utilisées comme outils, par désespoir, alors que la protection d’un enfant, au sens classique du terme, n’est pas le vrai problème.

110 Pour le comprendre, il suffit de considérer le but des ententes relatives à des soins temporaires et des ordonnances de tutelle. La meilleure façon de le faire est de voir à quoi elles donnent lieu. À différents degrés, ces ententes et ces ordonnances donnent aux Sociétés d’aide à l’enfance ou à la Couronne le pouvoir de prendre des décisions parentales, et elles enlèvent ce pouvoir aux parents. Quand on considère leur effet, il est évident que ces mesures ont été conçues pour intervenir en cas d’incapacité parentale. Il n’est nullement nécessaire de priver de cette autorité parentale ceux et celles qui sont capables de l’exercer avec responsabilité. Les parents que nous avons rencontrés durant notre enquête ne sont pas incapables d’un bon jugement. C’est tout le contraire. Ils ont simplement besoin d’un soutien financier pour procurer un placement en établissement essentiel aux enfants qu’ils aiment. La dernière chose dont ils ont besoin, c’est que quelqu’un décide à leur place. Il n’y a aucune raison logique de les priver de leur autorité parentale. Il est donc clair pour moi que ces enfants n’ont pas besoin de protection, dans tout sens pertinent du terme; ces enfants ont besoin de ressources.

111 Certes, comme l’a fait remarquer un représentant, ces situations sont souvent « fragiles ». Dans certains cas, la situation peut évoluer et vraiment devenir une question de protection. Durant l’enquête, des parents qui avaient refusé de céder volontairement la garde de leurs enfants ayant des besoins particuliers m’ont dit que des Sociétés d’aide à l’enfance locales avaient fait une requête de garde avec succès aux cours de la famille. Des avocats qui représentaient des familles dans cette situation ont communiqué avec moi et m’ont confirmé que, même si dans certains cas les Sociétés d’aide à l’enfance travaillent en coopération avec les familles, elles forcent l’issue dans d’autres cas. Pourtant, quand les parents d’enfants aux besoins particuliers perdent le contrôle, ce n’est généralement pas parce qu’ils sont intrinsèquement incapables d’assumer la garde de leurs enfants. C’est plus souvent parce que le système les a mis en échec pendant si longtemps, en ne leur accordant pas les ressources adéquates, que leurs capacités d’assurer des soins appropriés se trouvent amoindries par un stress bien compréhensible. Une des représentantes des Sociétés d’aide à l’enfance que nous avons interviewées l’a montré. Elle a fait référence à sept cas dans sa région, où l’organisme local de résolution de cas n’avait pas pu fournir des ressources adéquates pour répondre aux besoins des familles, et où les parents étaient épuisés aussi bien sur le plan physique qu’émotionnel. Elle a dit : « Ce sont de bons parents, mais qui ne sont plus capables d’assumer leur rôle de parents, tout simplement par épuisement. »

112 De vraies questions de protection peuvent apparaître dans certains cas, à cause de l’impuissance à long terme du système, mais il n’en reste pas moins que la déclaration disant que l’enfant a besoin de protection est le plus souvent fabriquée par désespoir. Le jour où j’ai annoncé publiquement mon enquête sur ce problème, nous avons reçu un appel téléphonique anonyme d’un travailleur d’une Société d’aide à l’enfance nous expliquant que « c’est exactement ce qui se passe… on se sert généralement d’un code dans cette situation… conflit parent-enfant – risque d’abandon ». J’ai des cas prouvés où les parents ont trouvé le moyen factice d’endurer l’expérience douloureuse « d’abandonner » leurs enfants, uniquement pour obtenir l’aide nécessaire. Trois autres Sociétés d’aide à l’enfance nous ont également dit qu’elles avaient la garde de certains enfants non pas pour des raisons de protection, mais par manque de services communautaires ou de financement. L’une d’elles avaient huit enfants dans cette situation, placés dans le cadre d’ententes relatives à des soins temporaires ou devenus pupilles de la Couronne.

113 Un certain nombre de représentants des mécanismes communautaires de résolution de cas / d’accès aux services ont fait référence à des enfants qui sont confiés à la garde des Sociétés d’aide à l’enfance pour obtenir des services en établissement. Deux représentants ont déclaré que, à moins que les parents ne soient riches, les Sociétés d’aide à l’enfance sont les seuls gardiens officiels qui disposent de suffisamment de ressources financières pour payer les services en établissement. C’est se qui se passe. On ne peut pas le nier.

114 Pour comprendre à quel point il est aisé pour les autorités responsables de ne pas voir que le problème existe, il suffit de considérer les commentaires faits par la ministre des Services à l’enfance et à la famille, le 2 mai 2005, à l’Assemblée. Elle était interrogée ce jour-là sur ce qui avait été fait suite au rapport de l’intervenante en faveur des enfants, signalant que les services communautaires n’avaient pas réussi à trouver de placements pour 30 enfants aux besoins particuliers. La ministre a déclaré :

Le rapport a été rédigé en février, il m’a été remis en mars, et en fait j’ai immédiatement agi. Ces 30 familles ont reçu les services dont elles avaient besoin, le processus étant que les communautés ont résolu les problèmes et ont trouvé les ressources pour ces enfants, et [ces familles] n’ont pas été obligées d’aller en cour pour renoncer à la garde de leurs enfants.


115 En fait, parmi ces familles, il y avait celles de Wesley Gray, Jordan McLaren, Jesse Cameron, Keegan Pyne et Jordan Grignard, dont les récits se trouvent dans ce rapport. Sur ces cinq familles, seules deux reçoivent une aide grâce à un financement communautaire, soit celles de Jordan Grignard et Jordan McLaren, et le placement en établissement de ce dernier prend fin le 13 mai. Ses parents vont alors fort probablement devoir faire face au dilemme cruel qui a poussé les trois autres familles - les Gray, les Cameron et les Pyne – à placer leurs enfants à la garde des Sociétés d’aide à l’enfance. Contrairement à ce qu’a déclaré la ministre, Keegan Pyne est devenu pupille de la société par une ordonnance de la cour, en juillet 2004. Ces cas ne sont pas des « problèmes résolus ». Ce sont des problèmes que le gouvernement ne voit plus, en raison de la complexité de la situation. Dans cette province, des enfants ne parviennent pas à obtenir un placement en établissement, ou en obtiennent un à condition que leurs parents paient le prix en renonçant à leurs droits de garde. Nous ne pouvons pas accepter de rester aveugles plus longtemps à cela. À vrai dire, le 9 mai 2005, la ministre a finalement reconnu à l’Assemblée que « ça ne devrait pas se passer; mais si je comprends bien, ça se passe ».

 

Le financement est une question « d’allocation », pas « d’avalanche »

116 Sans aucun doute, l’utilisation à mauvais escient des régimes de bien-être de l’enfance résulte de problèmes de financement. Beaucoup de représentants des Sociétés d’aide à l’enfance ont attribué ce phénomène au manque de financement des communautés. L’un d’eux a expliqué que « le Ministère ne finance pas bien les services communautaires… nous sommes les banquiers du système, en fin de compte. » Résultat, le système de protection de l’enfance, qui n’avait jamais été conçu pour résoudre ce problème, est mis à contribution à tort – et ceci parce que les ententes relatives à des besoins particuliers n’ont plus cours et parce que le financement provenant d’autres sources ministérielles est insuffisant.

117 Mon personnel a rencontré des représentants de l’intervenante en faveur des enfants, qui ont confirmé que la crise survenue pour les parents avec des enfants aux besoins particuliers est née d’un manque de ressources. Ils ont dit que le Ministère concentre ses efforts sur les soutiens à domicile pour les enfants aux besoins particuliers et qu’il y a pénurie de lits financés au tarif de base. Ils ont expliqué qu’il était plus probable de trouver un lit dans un établissement à tarif journalier parce que les services y sont plus chers, coûtant de 400 $ à 600 $ par jour. La situation est exacerbée par le fait que les enfants « vieillissent en place ». Ainsi, des adultes occupent maintenant des lits destinés à des enfants. Par exemple, au centre régional Thistletown pour enfants et adolescents, 14 des 15 lits financés pour des enfants sont occupés par des adultes. Le Child and Parent Resource Institute assure uniquement des soins en établissement à court terme.

118 Le Ministère comprend que les difficultés de trouver des moyens adéquats de placement pour les enfants aux besoins particuliers sont attribuables au financement. Jessica Hill, sous-ministre, a répondu en ces termes aux avis de mon bureau lui disant notre intention de faire enquête :

Le ministère des Services à l’enfance et à la jeunesse finance une gamme de services à la communauté ne relevant pas directement de ce mandat, partout dans la province, pour répondre aux besoins des enfants ayant des troubles de comportement, des troubles émotionnels, physiques, mentaux et autres. Dans le cadre des systèmes de services locaux, tous les efforts sont faits pour appuyer les familles afin qu’elles puissent garder et entourer leurs enfants à domicile et dans leur communauté. Malheureusement, dans bon nombre de communautés, la demande surpasse les ressources disponibles, ce qui cause des retards dans l’accès aux services requis.

Le Ministère et les communautés locales restent confrontés au défi d’essayer de répondre aux besoins des enfants et de leurs familles avec des ressources financières limitées. Tous les fonds disponibles pour assister les enfants sont fournis aux communautés locales afin de répondre aux besoins de ceux et celles qui ont besoin de services en toute priorité. Pour offrir les services en établissement financés par le Ministère en un point d’accès unique, de manière juste et transparente, le Ministère a mis en place des mécanismes d’accès dans les communautés, partout dans la province. Grâce aux mécanismes d’accès locaux, des processus de priorisation et de résolution de cas ont été établis dans la communauté pour garantir que les services sont fournis à ceux et celles jugés le plus dans le besoin, à mesure que les ressources deviennent disponibles.


119 Il n’est pas surprenant que, pour répondre aux demandes des familles prises dans le filet du bien-être de l’enfance, le Ministère opte de jouer « la carte de l’avalanche des cas ». Une note du Ministère à propos du cas de Jordan McLaren, dans laquelle on décrit les problèmes pour le Ministère, dit que le Ministère pourrait déclencher « une avalanche » de requêtes similaires s’il venait en aide aux McLaren. Cette note indique :

Les parents ont l’impression que le Ministère cède à la publicité négative, même si le personnel du Ministère et les organismes locaux se donnent beaucoup de mal pour renforcer le message que les affaires continuent comme d’habitude. Une fois que le Ministère cède à la pression financière de trouver un arrangement pour cet enfant, nous ouvrons la porte à d’autres familles qui font la même requête / demande.


120 Bien sûr, les gouvernements doivent avoir le sens des responsabilités financières. Mais il est beaucoup trop facile de se laisser paralyser et de succomber à l’inactivité par crainte d’une avalanche de cas. Tout gouvernement qui refuse d’agir pour cette raison doit se demander si ses craintes sont valables, si elles s’appuient sur des faits. Pour les placement en établissement d’enfants ayant des besoins particuliers, la vérité est que ces inquiétudes ne sont nullement vérifiées. En fait, elles sont grandement spéculatives, et à mon avis clairement exagérées.

121 Cette spéculation résulte du fait que le Ministère ne connaît pas le coût précis des placements en établissement pour les enfants aux besoins particuliers. Quand on a demandé au Ministère s’il avait la moindre idée du coût des services en établissement pour les enfants gravement handicapés en dehors du système de bien-être de l’enfance, Madame Cynthia Lees, sous-ministre adjointe, Division de la gestion des programmes, a expliqué :

Nous finançons les organismes, puis les organismes allouent ce financement dans le cadre de ce nous appelons une enveloppe. Qu’ils paient pour un foyer de groupe, un foyer d’accueil ou quoi que ce soit dans le cadre de ce budget, nous ne recueillons pas nécessairement des données sur le coût exact, par handicap. Les enfants qui ont un handicap grave, ce n’est pas un programme en soi; et c’est en partie le problème; beaucoup d’enfants répondent à cette définition… c’est une population d’enfants qui ont accès à une gamme de services pour les aider.


122 Monsieur Peter Steckenreiter, directeur régional, Bureau régional du Sud-Ouest, a expliqué que les mécanismes d’accès communautaires fournissent des recommandations aux bureaux régionaux, et à mesure que des fonds deviennent disponibles, ces fonds sont alloués aux fournisseurs de services.

123 L’incertitude quant au coût réel de prestation de services complets en établissement pour les enfants ayant des besoins particuliers reste de nature spéculative non seulement parce qu’il subsiste une incertitude quant au coût réel par enfant, mais aussi parce que le Ministère ne sait pas combien d’enfants ont besoin de ce niveau de services. Il ne conserve pas de renseignements internes sur le nombre d’enfants gravement handicapés qui attendent un placement en établissement. Seuls les bureaux régionaux recueillent de tels renseignements en se servant des mécanismes locaux de résolution de cas, et leurs statistiques ne sont pas confirmées.

124 Nous avons demandé aux bureaux régionaux de l’Ontario de nous dire à combien ils estimaient le nombre d’enfants gravement handicapés en attente d’un placement en établissement. Ils nous ont répondu que les nombres varient, à mesure que changent les priorités. Huit des neuf bureaux régionaux ont pu nous répondre immédiatement. Cent soixante-neuf cas ont été identifiés :

  • Centre-Est – 16

  • Centre-Ouest – 43

  • Est – 8

  • Hamilton Niagara – 8

  • Nord-Est – 0

  • Nord – 1

  • Sud-Est – 0

  • Sud-Ouest – 66

  • Toronto – 27


125 Je comprends que l’incertitude à propos des nombres puisse nourrir les craintes « d’avalanche », mais il faut mettre les choses en perspective. Bien que cet l’échantillon ne soit pas du tout scientifique, on peut dire avec certitude que, dans la plus grande province du Canada, 150 à 200 cas, soit la fourchette probable, n’annoncent pas vraiment pas une hémorragie financière intolérable, surtout quand on considère ce qui est en jeu.

126 Quand on parle de « menace d’avalanche », je crois qu’il faut bien faire la distinction entre deux types de cas, soit ceux où les parents ont opté pour « bienêtre de l’enfance » et ceux où ils ne l’ont pas fait.

127 Dans le cas des enfants dont les parents ont opté pour le bien-être de l’enfance, il n’y aurait pas de coûts supplémentaires si la province finançait un placement en établissement par l’entremise des services communautaires. Ces enfants reçoivent déjà des services en établissement financés par la province. Les Sociétés d’aide à l’enfance avec lesquelles nous avons communiqué nous ont signalé qu’il existe toute une gamme de services en établissement pour les enfants aux besoins particuliers, allant de foyers d’accueil dont le coût peut-être aussi bas que 25 $ par jour, à des foyers de groupe ou des établissements dont le coût est de 90 $ à 450 $ par jour, selon les besoins de l’enfant. En fait, comme le financement à long terme par le bien-être de l’enfance ne peut être autorisé qu’après une ordonnance de la cour, avec tous les frais que cela entraîne, il y a raison de croire que recourir aux budgets des Sociétés d’aide à l’enfance est plus coûteux. Bien sûr, les parents qui ont des enfants dont le placement est déjà financé par le bien-être de l’enfance comprennent mal pourquoi le gouvernement ne peut pas financer ces placements en passant par les services communautaires. Ce qu’il y a de particulièrement exaspérant, c’est que ça ne coûterait pas plus cher aux contribuables de l’Ontario de laisser ces parents garder leur dignité de parents, au lieu de les forcer à y renoncer.

128 Dans le cas des parents qui n’ont pas opté pour le bien-être de l’enfance en vue de procurer un placement en établissement à leurs enfants, il faut se souvenir de deux choses avant de décider s’il est approprié de répondre « on ne peut pas se permettre de payer ça ». Premièrement, il ne faut pas croire que les enfants qui sont sur les listes d’attente ne coûtent rien à la province. Nous avons demandé aux représentants du Ministère ce que font les parents une fois qu’un mécanisme local de résolution de cas a recommandé un placement. Ils ont répondu que, pendant que les enfants attendent, d’autres services peuvent être mis en place pour aider la famille – par exemple, des services de relève, ou des services particuliers à domicile. Ces services ne sont pas gratuits, bien qu’ils soient un piètre substitut aux placements en établissement requis. Ils ont un prix, auquel s’ajoutent des frais administratifs étant donné que les familles doivent en faire la demande, et qu’elles en appellent de certaines décisions. Quand on calcule les répercussions budgétaires d’un placement en établissement, il faut donc comprendre qu’on parle en fait de la différence entre les soins identifiés comme requis et les sommes déjà dépensées en mesures partielles, inadéquates, tout à fait provisoires.

129 Le deuxième point à garder en tête, c’est qu’à tout moment, n’importe lequel de ces parents pourrait contraindre le gouvernement à financer le placement en établissement de son enfant rien qu’en fabriquant des raisons de protection.

130 Dans tout calcul raisonnable, les deux côtés d’une équation doivent s’équilibrer. D’un côté, il y a le coût spéculatif de fournir des services complets en établissement aux enfants qui ont en besoin. De l’autre côté, il y a cette certitude que des familles ont dû renoncer sans raison à la garde de leurs enfants pour leur donner ce dont ils ont besoin, tandis que d’autres familles qui ont gardé leurs enfants luttent pour faire front – vivant des vies et racontant des histoires comme celles présentées dans ce rapport. En quelque sorte, quand on considère le tout, les arguments de « menace d’avalanche » deviennent faibles.

 

Étude sans fin et action inadéquate

131 Le problème des parents qui doivent renoncer à la garde de leurs enfants pour obtenir les soins nécessaires n’est pas nouveau. Il dure depuis bien trop longtemps. Il y a tout un legs d’étude de la question et d’action inadéquate.

132 Mon prédécesseur a enquêté sur ce problème il y a plus de quatre ans, quand les média ont relaté la détresse de deux familles dans cette situation. Ses efforts et ceux de l’intervenant en faveur des enfants, auxquels sont venus s’ajouter les appels publics de parents concernés, ont incité le gouvernement à répondre – bien qu’avec des mesures tout à fait provisoires. La première mesure a visé à tenter de mettre fin au recours impropre au bien-être de l’enfance. En janvier 2001, les Sociétés d’aide à l’enfance ont été avisées que, quand il n’est pas question de protection, les familles doivent être référées aux fournisseurs de services communautaires. La seconde a été de résoudre les cas de façon ad hoc. Le gouvernement a facilité des ententes de services individuelles entre des organismes de services et 16 familles dont la situation était jugée critique. Les Société d’aide à l’enfance ont aussi été informées qu’elles devaient revoir les cas des enfants dont la garde et les soins leur avaient été confiés uniquement pour avoir accès aux services. Résultat, en juillet 2001, les cas de 51 enfants avaient été transférés à un fournisseur de services communautaires n’ayant pas pour mandat la protection de l’enfance. Deux tutelles de la Couronne ont été infirmées. La troisième mesure a été de créer des postes de coordonnateurs des services aux enfants ayant des besoins particuliers, pour appuyer les 54 mécanismes existants de résolution de cas qui n’avaient pas été en mesure de répondre à la demande de services. Le 31 mai 2001, ces coordonnateurs avaient identifié 230 familles qui avaient besoin de services supplémentaires, dont 143 avaient besoin d’un placement en établissement.

133 Ces réponses ont apporté de vraies solutions aux familles en question, et elles méritent d’être applaudies ne serait-ce que sur ce point. Mais elles n’ont pas résolu le problème pour autant. Une fois que toute cette activité fébrile de soutien s’est amenuisée, le problème a refait surface, et c’est pour cela bien sûr que les listes d’attente subsistent et que de plus en plus de parents désespérés recourent à nouveau au bien-être de l’enfance.

134 Bien évidemment, on espérait alors que des solutions à long terme seraient trouvées. Et c’est pourquoi l’une des recommandations faites par l’ombudsman en mai 2002 était que :

Le Ministère devrait obtenir les données nécessaires pour déterminer à temps quels niveau de services en établissement sont nécessaires pour les enfants ayant des besoins particuliers, afin de planifier en conséquence.


135 Le Ministère a répondu en indiquant qu’il élaborait une politique et un cadre de financement pour les soins en établissement des enfants ayant des besoins particuliers complexes. Le Ministère comptait achever ce cadre de financement au printemps 2003 et commencer à l’instaurer en 2003-2004, s’il était accepté. Inutile de dire que ceci ne s’est jamais produit. En fin de compte, la recommandation de l’ombudsman et l’engagement pris par le Ministère de rendre compte des progrès tous les six mois n’ont pas eu d’autre effet que de susciter la plus bureaucratique de toutes les réponses – « nous étudions la question ». À vrai dire, cette réponse est devenue si familière que chaque « lettre semestrielle » est calquée sur la précédente. Voyons-le.

Le 12 juin 2003
Comme nous en avons parlé, le Ministère examine le spectre des services en établissement offerts aux enfants ayant des besoins particuliers dans l’ensemble de la province. Depuis février, le Ministère a fait un exercice complexe de recueil des données. Les renseignements compilés à partir de cet exercice serviront de fondement pour élaborer le cadre des services en établissement. Nous avons recueilli des renseignements détaillés sur les services et les finances pour des centaines d’organismes de paiements de transfert et d’entrepreneurs privés dans toute la province… Une analyse préliminaire des renseignements a été faite et sera examinée par le personnel du Ministère dans chacun des neuf bureaux régionaux.

Le 13 janvier 2004
Comme vous le savez, le Ministère examine le spectre des services en établissement offerts aux enfants ayant des besoins particuliers dans l’ensemble de la province. Le Ministère a entrepris un exercice complexe de recueil des données rassemblant des renseignements détaillés sur les services et les finances pour des centaines d’organismes de paiements de transfert et d’entrepreneurs privés dans toute la province. Une analyse préliminaire des renseignements a été faite et a été examinée par chacun des bureaux régionaux.

Le 28 juillet 2004
Comme vous le savez, le Ministère entreprend un examen du spectre des services en établissement offerts aux enfants ayant des besoins particuliers dans l’ensemble de la province. Le Ministère a entrepris un exercice complexe de recueil des données rassemblant des renseignements détaillés sur les services et les finances pour des organismes de paiements de transfert, des entrepreneurs privés, des lieux directement gérés ainsi que des foyers de groupe gérés par les Sociétés d’aide à l’enfance… Les bureaux régionaux du Ministère ont achevé une analyse des données…


136 Ces lettres font tour à tour référence à des études du « spectre » des services en établissement pour les enfants aux besoins particuliers, à la « cartographie » des ieux de services en établissement dans la province, à l’examen des sources de financement pour prévoir les besoins futurs et émergents des services en établissement, à la tenue d’études sur les administrations et sur la documentation des systèmes en établissement à l’échelle internationale pour déterminer « les pratiques exemplaires », et finalement, quand la sous-ministre a répondu avec trois mois de retard, le 31 mars 2005, nous avons appris qu’il y aurait une autre « étude » plus vaste encore.

Comme vous le savez, notre travail a surtout porté jusqu’à présent sur les enfants aux besoins particuliers, dans des foyers de groupe. Toutefois, conformément aux objectifs du ministère des Services à l’enfance et à la jeunesse qui sont de fournir aux familles des services intégrés et unifiés, la décision a été prise d’examiner le système élargi des services en établissement pour les enfants.


137 On est tenté de conclure que les rapports semestriels n’ont été que des missives pleines de jargon, écrites pour donner l’illusion de progrès tandis que rien de concret n’était fait.

138 Est-ce bien cela? Qu’est-il advenu de toutes ces études? Quand mes enquêteuses ont rencontré les hauts représentants du Ministère, ils leur ont expliqué que l’inventaire des services en établissement pour la population aux besoins particuliers et la cartographie des lieux de services étaient terminés, mais que les renseignements remontaient à 2001. Le Ministère n’a donc pas entrepris d’« analyse des tendances » car les renseignements étaient trop anciens et avaient besoin d’être actualisés. En ce qui concerne l’examen des administrations, il a été reçu en janvier 2005, mais aucun changement de politique n’en a résulté. Le bilan est lamentable.

139 Plus récemment, des tentative ont été faites pour calmer l’intervenante en faveur des enfants avec des promesses d’études. Le 9 février 2005, elle a communiqué son troisième rapport intitulé Special Needs Agreements: Guardianship or Critical Services: Parents Dilemma. L’une de ses recommandations propose de modifier la Loi sur les services à l’enfance et à la famille pour refléter le fait que les enfants aux besoins particuliers sont admissibles aux services. Elle a aussi recommandé que le Ministère élabore des critères normalisés pour déterminer qui est fortement à risque et a immédiatement besoin d’un placement hors domicile. L’intervenante en faveur des enfants a fait ce commentaire :

Le [Bureau d’assistance à l’enfance et à la famille] a fait rapport sur le dilemme des familles qui ont des enfants / des adolescents aux besoins particuliers et qui doivent renoncer à leur garde pour avoir accès aux ressources depuis juin 2000. Bien que le ministère des Services à l’enfance et à la jeunesse ait pris des mesures notables pour régler le problème, il est clair que ce dilemme persiste. Résultat, le message aux familles est double : d’une part, leurs enfants / leurs adolescents à haut risque ne sont pas « admissibles » aux ressources, et d’autre part les mécanismes de résolution de cas et de points d’accès uniques s’avèrent inefficaces à cause des ressources limitées. Ces deux problèmes ont créé des barrières systémiques importantes qui servent à maintenir l’injustice pour ces familles.


140 Trinela Cane et Cynthia Lees, deux sous-ministres adjointes, ont répondu au rapport de l’intervenante en faveur des enfants le 20 avril 2005. Leur réponse? Elles ont indiqué que le Ministère entreprenait une étude des mécanismes d’accès pour déterminer les pratiques exemplaires, un examen des mécanismes de résolution de cas pour considérer leur efficacité, ainsi qu’un examen exhaustif des services en établissement. De plus, elles ont noté que le Ministère avait entrepris des tables rondes de planification communautaires à l’échelle provinciale pour les enfants et les adolescents ayant des besoins particuliers complexes / multiples, qui permettront d’identifier les meilleures façons de procéder.

141 Mes enquêteuses ont demandé à Mesdames Cane et Lees des renseignements sur ces projets. Madame Cane a expliqué que l’examen des mécanismes de résolution de cas commencera le mois prochain et sera mené par un conseiller externe. Cet examen cherchera à identifier les pratiques exemplaires et devrait être terminé dans trois à quatre mois.

142 Madame Lees a expliqué que les tables rondes comprenaient des rencontres avec les fournisseurs de services, avec d’autres ministères, avec des parents et des membres des bureaux régionaux. Ces tables rondes ont pour but de trouver des moyens créatifs et novateurs de fournir des services. Le 2 mai 2005, les représentants du Ministère ont fait savoir qu’ils avaient entamé le processus de planification des tables rondes deux semaines plus tôt et qu’ils espéraient avoir les résultats à la fin de mai ou au commencement de juin.

143 Tout ceci a un air de déjà vu, une fois de plus. Toutefois, je ne veux pas suggérer que ces projets ne sont pas entrepris de bonne foi. Cette génération d’études portera peut-être des fruits, mais de toute évidence on est en droit de s’inquiéter et de désespérer. Il faut dire que, tandis qu’on donnait comme preuve de progrès le dernier ensemble d’études caduques, Jennifer à commencé à souffrir de traumatisme dû au stress à force d’essayer de faire front avec Wesley. Pendant qu’on étudiait tout cela, Jesse Cameron menaçait les membres de sa famille et leur rendait la vie invivable à la maison, alors qu’il languissait sur une liste d’attente. Pendant que toutes ces études se poursuivaient, Bonnie McLaren et son mari travaillaient par roulement d’équipes, se voyant rarement, et vivant virtuellement prisonniers de leur maison pour s’occuper de leur fils. Pendant qu’on menait toutes ces études, Dylan Niebler était enfermé à clé dans sa chambre pour que sa famille puisse dormir, et Keegan Pyne était admis en établissement psychiatrique après avoir été incapable de quitter l’école et de rentrer à la maison. Pendant toutes ces études, Tina Grignard emmenait ses jeunes enfants avec elle aux toilettes pour les protéger de leur grand frère. Pendant toutes ces études, ces familles et bien d’autres devaient s’en remettre au système de bien-être de l’enfance parce que les organismes qui auraient dû les aider n’avaient pas pu le faire. Nous n’aurons peut-être pas connaissance de l’analyse finale des tendances des études réalisées, et nous en resterons peut-être à des données incomplètes, mais nous connaissons une réalité indéniable. Et c’est que le sujet a été étudié à mort, alors que les vrais problèmes, les problèmes connus, restaient ignorés ou passés sous silence, et alors qu’on laissait ressurgir la crise pour laquelle des mesures tout à fait provisoires avaient été prises en 2001. C’en est assez des études! Le temps est venu de passer à l’action.

 

Solutions

144 Il y a manifestement une crise. Elle est immédiate pour les familles qui sont dans le système de bien-être de l’enfance – elles ne devraient pas y être. Elle est immédiate aussi pour ceux et celles qui ont besoin d’un placement en établissement mais qui sont sur des listes d’attente – ils ne devraient pas y être. Une crise immédiate exige une solution immédiate.

145 Je m’inquiète de la réponse qui m’est donnée, car je crains que rien ne sera fait et que cette inaction sera justifiée au nom du souci d’éviter des réponses ad hoc afin de s’appliquer à façonner une solution à long terme. Mon bureau a été informé que la réorientation des enfants qui avait été faite des Sociétés d’aide à l’enfance aux fournisseurs de services communautaires en 2001 avait été un « événement unique ». Quand nous avons demandé si le Ministère serait prêt à envisager actuellement une intervention similaire pour régler les cas qui se sont présentés, Madame Cynthia Lees, sous-ministre adjointe, a affirmé que le Ministère s’efforce plutôt de mettre en valeur le potentiel des communautés afin de répondre aux besoins de tous les enfants et de toutes les familles. Elle a déclaré :

Je crois que la réalité, c’est que nous avons des ressources limitées, et nous demandons à la communauté de fournir autant de services que possible à ces familles, et de le faire de manière juste et transparente…


146 Madame Lees a indiqué que le Ministère ne faciliterait pas d’ententes de services entre les familles et les fournisseurs de services, comme il l’avait fait pour 16 familles en 2001. Elle a déclaré :

Nous ne voyons pas ça comme le rôle du Ministère, je crois, mais comme le rôle de la communauté, d’élaborer et de fournir des services. Nous finançons les fournisseurs de services, mais ils doivent procurer ces services. Alors nous espérons qu’avec les mécanismes d’accès et toutes les autres choses en place dans la communauté, c’est ce qui se passe dans la communauté.


147 Une note du Ministère à propos du cas de Jordan McLaren fait écho aux commentaires de la ministre à l’Assemblée, le 2 mai 2005, dans ce même sens. Cette note précise :

En l’absence d’une solution systémique, nous serons confrontés à des séries de cas « individuels » qui ne permettent pas de mettre en valeur le potentiel de la communauté pour résoudre les problèmes locaux. Nous courons sérieusement le risque d’être perçus comme compromettant le processus de priorisation dans la communauté, même si nous avons souligné que ces enfants ont été identifiés comme hautement prioritaires dans le processus.


148 Il est vrai bien sûr que, faute d’une solution systémique, un problème a tendance à refaire surface. Si nous attendons de trouver la solution systémique parfaite pour agir, nous continuerons d’ignorer les familles qui sont en crise et que nous pourrions aider maintenant. Comme ceci le montre, il y a aussi un danger plus pressant que la quête d’une solution à long terme protège l’inaction. Cette quête peut aisément devenir une excuse pour ne rien faire. Elle permet une réponse du genre « nous étudions la question », ou elle incite à se décharger de ses responsabilités, par exemple à s’asseoir et à attendre que les fournisseurs de services communautaires trouvent miraculeusement accès à des ressources avec le financement existant, ce qui ne se produira jamais.

149 Il est clair que nous avons l’obligation morale d’agir tout de suite. Les familles sont dans un péril immédiat. Heureusement, nous n’avons pas besoin de faire quoi que ce soit de radical. Il existe une solution immédiate et efficace qui permettra certainement de résoudre les problèmes à court terme, et peut-être les problèmes à long terme aussi. C’est de lever le moratoire sur le financement des ententes relatives à des besoins particuliers et de s’assurer qu’on exerce de bonne foi le pouvoir de les conclure quand il est invoqué, preuves à l’appui. Quand elles sont bien comprises, les ententes relatives à des besoins particuliers ne sont pas de sales mécanismes ad hoc justes bons pour continuer de faire tourner un vieux mécanisme rouillé. La possibilité de conclure de telles ententes serait offerte à tous, et si le pouvoir conféré est exercé sagement, les problèmes que j’ai décrits dans ce rapport pourraient être réglés.

150 Je le dis, cette solution est facile et claire. Le pouvoir de conclure pareilles ententes reste enchâssé dans les lois de l’Ontario. Le paragraphe 30(1) de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille stipule que :

30 (1) La personne qui n’est pas en mesure de fournir des services à l’enfant dont elle a la garde parce que celui-ci a un besoin particulier, et la société qui exerce sa compétence dans le territoire où cette personne réside peuvent, avec l’approbation écrite du directeur, conclure une entente écrite afin que la société exerce les fonctions suivantes :

a) fournir des services qui répondent aux besoins particuliers de l’enfant;
b) exercer une surveillance sur l’enfant ou en assumer les soins et la garde.


151 Le paragraphe 30(2) autorise la ministre à conclure des ententes similaires. Ce pouvoir n’a pas été exercé depuis bien des années, mais il reste possible.

152 Pourtant, le Ministère a confirmé à mes enquêteuses que sa position était qu’il ne financera aucune nouvelle entente relative à des besoins particuliers par l’entremise des Sociétés d’aide à l’enfance. C’est troublant. Je comprends que, strictement parlant, le gouvernement n’est pas un « fiduciaire » mais il détient ce pouvoir dans l’intérêt du public, et si un fiduciaire a un pouvoir qui peut servir à aider un bénéficiaire, c’est un abus de confiance de ne pas envisager de l’exercer, et ce faisant il doit l’appliquer en suivant les critères pertinents. Franchement, la décision prise par le Ministère d’entraver son pouvoir discrétionnaire et celui conféré par la loi aux Sociétés d’aide à l’enfance n’est pas seulement déconcertante. Elle peut aussi être de légalité douteuse. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette pratique n’est pas justifiée par sa supposée raison d’être. L’explication officiellement donnée pour ne pas utiliser ces ententes est qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une telle entente pour accéder aux services destinés aux enfants ayant des besoins particuliers. Les faits rapportés dans ce rapport montrent clairement le contraire. En outre, vu la nature discrétionnaire de ces ententes, un moratoire complet ne peut pas être justifié par des raisons financières. L’utilisation de ce mécanisme peut être contrôlé par un processus soigneux d’examen et d’exercice du pouvoir discrétionnaire.

153 Un certain nombre des hauts représentants des Sociétés d’aide à l’enfance auxquels nous avons parlé ont fait référence aux ententes relatives à des besoins particuliers. Ils nous ont dit que ces ententes avaient été des « valves de sécurité » pour les parents avec des enfants aux besoins particuliers qui requièrent des soins intensifs. Elles avaient permis à des familles d’éviter « la crise » et de faire face à une situation de manière pas trop « punitive ». Le directeur général d’une de ces Sociétés a expliqué que son conseil d’administration avait récemment décidé de demander au gouvernement de faciliter le recours aux ententes relatives à des besoins particuliers, et de les utiliser pour fournir des services aux familles avec des enfants aux besoins particuliers. La représentante d’une autre de ces Sociétés a indiqué que le gouvernement devrait revenir aux ententes relatives à des besoins particuliers, mais que ces ententes devraient être gérées par des organismes autres que les Sociétés d’aide à l’enfance. Elle a dit :

C’est déjà assez dur pour les parents de faire front avec un enfant exigeant, avec tous ces rêves qui ne se réaliseront jamais, alors s’il faut en plus qu’ils renoncent à la garde…


154 D’autres disent que les lois devraient être amendées pour que le gouvernement soit dans l’obligation de conclure des ententes relatives à des besoins particuliers, si les critères exigés sont remplis.

155 Franchement, il y a des mérites à amender la loi, à la fois pour rendre obligatoires les ententes relatives à des besoins particuliers et pour leur enlever le stigmate d’un organisme de « protection de l’enfance ». Le faire assurerait le droit d’obtenir des services en établissement quand c’est nécessaire, et ce droit pourrait s’exercer dans un cadre pertinent. Mais j’ai des réticences à faire une recommandation qui exige une mise en oeuvre formelle. Il faut agir maintenant. On peut atténuer la crise immédiate simplement en exerçant le pouvoir déjà conféré par la loi. On pourrait ainsi résoudre deux problèmes pressants. On permettrait (1) aux parents d’éviter l’ignominie et le stress de devoir renoncer sans raison à leurs responsabilités parentales pour obtenir les soins requis par leurs enfants et (2) aux gens qui n’ont pas encore eu recours au bien-être de l’enfance de ne plus avoir à laisser leurs enfants sur des listes d’attentes. Cette province en serait meilleure, et elle ne s’en trouverait pas appauvrie.

 

Conclusions

156 Des familles sont en crise en Ontario. Il pourrait y avoir jusqu’à 100 à 150 familles qui ont été forcées, par désespoir, de renoncer à leurs droits parentaux pour obtenir les placements en établissement requis par leurs enfants. Dans la plupart de ces cas, il n’était absolument pas nécessaire d’enlever ces droits aux parents, qui sont capables, aimants, et tout à fait en mesure d’assumer leurs responsabilités. Sous le poids du fardeau intolérable que représentent pour eux les soins à assurer à leurs enfants ayant des besoins particuliers, ces parents sont forcés de signer des ententes où ils déclarent faussement ne pas être en mesure d’en assumer la garde, ou pire encore ils sont forcés d’en venir à ce que la plupart des parents considéreraient comme un acte ultime de trahison – à déclarer officiellement, aux yeux du public, qu’ils abandonnent leurs enfants. Ils sont contraints de commettre un acte que notre société caractérise généralement d’acte de négligence. Et il y peut-être de 150 à 200 familles qui vivent une crise reliée au même problème. Ces familles luttent pour faire front avec des enfants aux besoins particuliers vivant à domicile, même quand des professionnels ont dit que ces enfants devraient être placés en établissement dans leurs intérêts et dans ceux de leurs familles. Cependant, ces parents se débattent avec des difficultés intolérables au foyer, sachant que les noms de leurs enfants sont placés sur des listes d’attente, parfois pour des années.

157 Quand ces parents demandent pourquoi le gouvernement ne fait rien face à ces problèmes, on leur répond que c’est pour des raisons d’argent. On leur dit que ça donnerait lieu à une avalanche de demandes d’aide financière. Pour les familles dont les enfants sont déjà en établissement par l’entremise du bien-être de l’enfance, cette réponse n’est absolument pas convaincante. En effet, le gouvernement paie déjà pour ces enfants. Il ne peut donc pas y avoir de risque d’avalanche. La vraie question, c’est pourquoi le gouvernement exige-t-il que des parents capables d’assumer la garde de leurs enfants abandonnent leurs droits parentaux, comme condition au financement? Il n’y a tout simplement pas de réponse à ça. En fait, cela va à l’encontre des politiques déclarées du gouvernement; aucun parent ne devrait être forcé d’abandonner ses enfants pour leur procurer un placement en établissement.

158 Pour les enfants qui ne sont pas confiés à la garde du système de bien-être de l’enfance, mais qui languissent à domicile dans le jeu de l’attente, les arguments d’avalanche n’ont guère plus de sens. Le gouvernement ne connaît même pas l’ampleur du problème, et tout porte à croire que ce problème est circonscrit – peut-être 150 à 200 enfants dans une province où vivent des millions de gens. Si ces enfants étaient placés en établissement, l’argent dépensé en soins au foyer familial servirait à défrayer en partie les coûts. Trois autres réalités enlèvent toute force de conviction à ce qui reste de l’argument de l’avalanche de cas. Premièrement, ces gens peuvent fabriquer à tout moment un problème de protection qui rendrait obligatoire le financement de leur cas. Deuxièmement, en l’absence d’un financement, la question de protection de l’enfant risque de devenir bien réelle; pourquoi attendre que la situation se détériore humainement pour agir? Troisièmement, les gens qui n’ont pas encore eu recours au bien-être de l’enfance sont soit prêts à vivre des vies intolérables à la maison pour ne pas devoir « abandonner » leurs enfants, soit pas au courant de leurs options. Quoi qu’il en soit, c’est tout simplement mal de réaliser des économies sur le dos de ces gens.

159 En fin de compte, ce n’est pas un question d’avalanche de demandes d’aide financière. C’est une question d’attribution rationnelle des ressources au sein d’une bureaucratie, et pour les gens concernés, ça doit être exaspérant.

160 Les parents qui ont dû se résigner par désespoir à confier leurs enfants au bien-être de l’enfance ont d’autres raisons d’être en colère. Ils ont enduré les stigmates et l’embarras de devoir passer en cour et de prétendre être des parents incapables. Pour empirer encore la situation, certains représentants du gouvernement ont taxé leur décision d’acte grossier et inapproprié visant à mal utiliser les ressources. Certains les accusent de « resquiller », d’abuser du système. On les traite comme des fraudeurs de l’impôt, qui tirent parti des échappatoires. Il suffit de se mettre à la place d’un de ses parents pour condamner complètement ces insultes. Ces parents sont laissés dans le besoin par un système qui ne marche pas. Ils font tout simplement ce que tout parent responsable ferait – agir pour le bien de leurs enfants et obtenir de l’aide avant de succomber à l’épuisement, et avant que leurs enfants n’aient vraiment besoin de protection.

161 C’est honteux pour nous d’avoir laissé cette situation se produire. Et c’est d’autant plus honteux quand nous acceptons de rester aveugles en nous persuadant que ces enfants ont vraiment besoin de protection. Le bien-être de l’enfance est conçu pour venir en aide aux enfants qui ont besoin de protection à cause de l’incapacité de leurs parents – pas à cause des décisions financières du gouvernement.

162 Ce problème est resté ignoré trop longtemps. Le temps des études est révolu. La question a été étudiée à mort, à tel point qu’il semble maintenant que toutes ces études étaient simplement des moyens de retarder les choses, et non pas des moyens de recueillir des données pour prendre des décisions. Nous savons quel est le problème. Nous savons quelle est la solution. Lever le moratoire indéfendable sur le financement des ententes relatives à des besoins particuliers. Utiliser sagement et avec bonne foi le mécanisme déjà mis en place par la loi. Exercer le pouvoir discrétionnaire qu’il autorise, après s’être mis à la place des gens qui vivent pareilles situations, pour bien comprendre l’intensité de leur problème. Exercer ce pouvoir après avoir considéré quel sera réellement le supplément à payer, par rapport aux programmes et aux mesures provisoires et inadéquats qui sont déjà financés. Exercer ce pouvoir après s’être souvenu que le requérant peut, à tout moment, contraindre le gouvernement à assumer les coûts d’un placement en établissement, tout simplement en allant au bien-être de l’enfance et en déclarant qu’il abandonne son enfant. Exercer ce pouvoir, et aider les familles en crise.

163 Le cas de Jennifer Bray n’est pas unique. Cette mère capable a dû renoncer à ses droits parentaux pour nulle autre raison que le jeu du financement qu’elle a dû faire avec un système de soutien financier inadéquat. Il y a d’autres parents comme elle. Nous devrions redonner à Jennifer et à tous leur dignité. Nous assurons déjà des soins à leurs enfants. Pourquoi ne voulons-nous pas le faire sans leur imposer l’abandon de leurs droits parentaux, comme prix à payer? Nous devrions aussi veiller à ce que d’autres familles ne soient pas contraintes d’en venir à cette extrémité, en nous assurant que, quand des enfants ont des besoins particuliers, nous disposons des moyens pour y répondre. À l’époque où nous vivons, le ministère des Services à l’enfance et à la jeunesse manque à ses obligations, et il continuera de le faire à l’avenir si rien n’est fait.

164 Pour conclure, je dois préciser que les parents ont exprimé des peurs palpables des conséquences auxquelles ils s’exposaient en venant se plaindre à mon bureau. Ils s’inquiètent d’être punis par les bureaucrates dont ils dépendent pour obtenir une aide. J’ai l’intention de surveiller les répercussions de mon rapport et d’agir avec fermeté s’il y a le moindre signe de représailles contre ceux et celles qui ont montré le courage de prendre la parole contre cette situation manifestement injuste.

 

Opinion

Le manquement du ministère des Services à l’enfance et à la jeunesse à s’assurer que les parents qui ont des enfants gravement handicapés ne sont pas forcés d’abandonner la garde de leurs enfants aux Sociétés d’aide à l’enfance pour obtenir les placements en établissement requis est injuste, abusif et erroné.

Loi sur l’ombudsman, alinéas 21(1)b)d)


 

Recommandations

Je recommande par conséquent que :

Recommandation 1

Le ministère des Services à l’enfance et à la jeunesse s’assure immédiatement que les Sociétés d’aide à l’enfance identifient les situations où des enfants ayant un handicap grave ont été placés à leur garde parce qu’ils avaient besoin d’un placement en établissement, que les parents dans cette situation retrouvent leurs droits parentaux, et qu’un financement soit alloué aux placements en établissement en dehors du système de bien-être de l’enfance.

Loi sur l’ombudsman, alinéa 21(3)g)
 
Recommandation 2

Le ministère des Services à l’enfance et à la jeunesse s’assure que les enfants ayant un handicap grave, qui ont besoin d’un placement en établissement, obtiennent un financement pour recevoir ces soins en dehors du système de bien-être de l’enfance.

Loi sur l’ombudsman, alinéa 21(3)g)
 
Recommandation 3

Le ministère des Services à l’enfance et à la jeunesse satisfasse aux recommandations 1 et 2 à court terme en levant le moratoire sur le financement des ententes relatives à des besoins particuliers.

Loi sur l’ombudsman, alinéa 21(3)c)
 
Recommandation 4

Le gouvernement de l’Ontario réexamine la loi quant au pouvoir de conclure des ententes relatives aux besoins particuliers à la fois pour en faire une obligation et pour qu’il relève d’un statut n’ayant pas trait à la protection de l’enfance.

Loi sur l’ombudsman, alinéa 21(3)e)


 

Réponse du Ministère au Rapport préliminaire

Conformément au paragraphe 18(3) de la Loi sur l’ombudsman, j’ai envoyé un Rapport préliminaire énonçant mes conclusions, opinions et recommandations préliminaires à la Dr Marie Bountrogianni, ministre, et à Jessica Hill, sous-ministre, ministère des Services à l’enfance et à la jeunesse, le 12 mai 2005. J’ai alors demandé qu’elles me répondent, en me donnant leurs commentaires, pour le 19 mai 2005.

Le processus décrit au paragraphe 18(3) de la Loi sur l’ombudsman a pour but de donner aux organisations gouvernementales et aux personnes qui pourraient être concernées négativement par un rapport ou une recommandation de l’ombudsman la possibilité de rectifier des inexactitudes, de contester, d’accepter les opinions et les recommandations de l’ombudsman, ou d’y suggérer des modifications, avant que l’ombudsman ne mette le point final à son rapport.

J’ai reçu une réponse de la ministre à mon Rapport préliminaire le 19 mai 2005. Elle a déclaré :

Votre recherche a permis une meilleure mise au point sur la question et elle a donné aux familles l’occasion de partager leurs histoires. Ceci est important, et nous aide à mieux comprendre le niveau de complexité auquel doit faire front chacune de ces familles. Ces idées, combinées au propre examen que j’ai fait, contribuent à une importante discussion de politique qui est déjà bien avancée et qui permettra, je peux vous l’assurer, d’apporter un plus grand soutien aux familles confrontées à ces défis très réels.


Elle a aussi déclaré qu’elle se ferait un plaisir de répondre à mon rapport final quand je le présenterai au Président de l’Assemblée législative. C’était, pour la ministre, l’occasion de répondre à mon rapport avant que je ne le finalise. La ministre n’a pas remis en question les faits présentés dans mon Rapport préliminaire, elle n’a pas non plus apporté de réponse de fond à mon opinion ou à mes recommandations. La ministre n’a pas donné la moindre raison pour laquelle mes recommandations ne devraient pas être mises en oeuvre.

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André Marin
Ombudsman